PORTER LA VIE
COMME LE CHRIST L'A FAIT, POUR METTRE FIN A LA SOUFFRANCE
par
Bertrand Vergely
Quand
on pense à la souffrance on a à l'esprit
l'image de gens tordus de douleur. Pourtant, souffrir
cela ne veut pas seulement dire subir, souffrir veut
aussi dire supporter. Il faut aller tout de suite au
cur du problème : la souffrance est une
vertu proprement extraordinaire, à condition
qu'on comprenne qu'elle n'est pas un mal mais un bien,
une vertu, la vertu de supporter, qui est la vertu fondamentale
de la vie.
La
souffrance, vertu fondamentale de la vie
Un premier exemple nous concerne tous. Qu'est-ce "être
en bonne santé" ? Etre en bonne santé,
c'est être capable de se porter bien. Quand on
se rencontre que dit-on ? "Comment vas-tu ? Comment
te portes-tu ?", et l'on répond "Je
me porte bien". Ceci montre bien que le fait de
se supporter et de pouvoir se porter est quelque chose
qui est lié à l'essence de la vie. Ceci
est si vrai que lorsque les philosophes ont réfléchi
sur l'essence de la réalité, ils ont découvert
qu'il y avait là deux choses : du point de vue
de la nature, la substance et, du point de vue de l'homme,
le sujet.
Comme le dit le terme latin la substance est ce qui
se tient dessous (sub-stans), ce qui est le support
de ce que l'on voit derrière les phénomènes
de la nature. Nous avons affaire à une force
plus profonde qui fonde les phénomènes
et c'est elle qui est l'essence de la réalité.
Prenons un exemple : tout change à l'intérieur
du monde, mais il y a quelque chose qui ne change pas,
c'est le fait que le monde change. Le changement prend
donc sens sur quelque chose qui ne change pas, et c'est
en ce sens que l'expérience du changement de
la réalité est profonde, parce que, dans
ma vie qui change tout le temps, je découvre
soudain quelque chose qui ne change pas, et c'est cela
qui change tout dans ma vie. Je pensais que ma vie était
éphémère et, tout d'un coup, je
réalise qu'elle est profonde, elle est substantielle,
elle a de la substance. Autour de moi je recherche la
substance d'un individu, la substance des événements.
La substance qui se tient dessous porte la vie. En ce
sens, et c'est une idée que nous retrouverons
: la vie se souffre elle-même, la vie se supporte
elle-même, la vie se porte elle-même. Elle
se porte tellement bien qu'elle est éclatante
de vie et de santé, de sorte que ce que j'aime
dans la vie c'est qu'elle se porte bien.
Il faut comprendre que la notion de souffrance est très
éloignée du mal. La notion de souffrance
est au cur de la relation psychologique à
soi-même et de la relation sociale avec autrui.
Celui qui est mal dans sa peau ne se souffre pas, il
ne peut plus se supporter, cela en devient épidermique,
tout comme deux personnes qui ne s'aiment pas ne se
supportent plus non plus. C'est bien le signe que s'aimer
c'est pouvoir se supporter soi-même et qu'aimer
autrui c'est pouvoir le supporter.
Devenir
des "supporters enthousiastes"
Nous avons affaire là non pas à une énigme,
mais au second caractère extraordinaire de la
vie, nous avons spontanément tendance à
être les supporters les uns des autres, des supporters
enthousiastes. Or que veut dire enthousiaste ? - en-theos,
c'est-à-dire l"'endieusement".
Que se passe-t-il quand on vit, quand on porte la vie
et qu'on la porte vraiment bien ? Survient alors un
moment, un miracle, une conversion, une metanoïa
qui s'opère de l'intérieur. Cela signifie
qu'à force de porter la vie, ce n'est plus moi
qui porte la vie, c'est la vie qui me porte et elle
me porte tellement que je me transporte. Je vis un transport
et dans ce transport je transporte les autres avec moi.
C'est l'essence de la relation poétique à
la vie, puisque la poésie veut dire la méta-phore.
Ecoutons le langage. Nous parlons de christo-phores
et de théo-phores. Nous disons que nous sommes
porteurs en nous de la vie, ou que nous sommes porteurs
de vie. Une mère qui porte un enfant en elle
traduit le fait même de porter la vie, elle porte
la vie dans son ventre, la vie la traverse. Elle la
porte et elle l'apporte aux autres. On peut voir à
quel point cette métaphore du port et du support
est présente dans toute notre vie.
Découvrir le mystère de l'humilité
Il y a une vertu à l'intérieur même
du fait de porter. A un moment la souffrance devient
une vertu positive. La force, le fait de porter devient
une vertu. Trois choses le montrent, ce sont le courage,
la patience et l'humilité. Le courage consiste
à vivre quand même. Je vis, je suis confronté
aux épreuves de la vie, mais je vis quand même.
Qu'ai-je fait pour vivre ainsi ? J'ai décidé
de vivre, et décider de vivre, c'est avoir de
la volonté. Nous avons là le mystère
théophore, je porte la vie et à un moment
elle me le rend bien, parce que ce n'est plus moi qui
porte la vie, c'est la vie qui me porte. J'ai un peu
de volonté et, du coup, c'est la volonté
qui me porte et je découvre des trésors
de volonté à l'intérieur de moi-même.
On a la même chose avec la patience. Nous sommes
tous confrontés à des choses insupportables,
à nous-mêmes, aux autres, à la vie.
Si toutefois nous supportons un peu, nous sommes capables
de supporter beaucoup. A petite cause grands effets.
Parce que tout d'un coup la vie appelle la vie, le courage
appelle le courage, la volonté appelle la volonté,
la patience appelle la patience. A ce moment-là
nous découvrons le mystère de l'humilité.
L'humilité, c'est être de l'humus, de la
terre, et la terre est ce qui est en face du ciel. Le
miracle de l'humilité consiste dans le fait qu'en
étant la terre, je vois le ciel. Autrement dit,
soudain en étant moi-même je vois la grandeur,
je vois Dieu. Voilà pourquoi les moines demandent
l'humilité, parce que l'humilité et voir
Dieu c'est exactement la même chose. Si je m'efface
devant la grandeur alors tout d'un coup je la vois.
L'humilité et la gloire coïncident, dans
la mesure où l'humilité est le seul point
d'où je puis voir la gloire.
Etat
de grâce et métanoïa
Nous assistons ici à quelque chose qu'on peut
maintenant nommer comme étant la surnaturalité
de la souffrance, en tant que force qui est capable
de supporter la vie. Cela veut dire que les choses peuvent
se retourner de l'intérieur et cela nous intéresse
d'autant plus que nous pensons à la metanoïa.
La metanoïa est de l'ordre du repentir, du retournement
intérieur. On peut cependant la penser différemment.
La vie est une grande metanoïa pour qui vit avec
vertu. Tout d'un coup il suffit qu'il porte la vie pour
qu'il soit porté par elle. Dans plusieurs passages
de l'Evangile le Christ nous dit que c'est lui qui nous
portera.
Je vous ai parlé de cela parce qu'on en parle
trop peu et parce que depuis que je réfléchis
sur la souffrance je m'aperçois qu'on prend le
problème à l'envers, on ne parle de la
souffrance qu'en termes négatifs. Quand on parle
de la souffrance pour nous dire que la vie est souffrance,
ce discours est tellement abominable que beaucoup de
gens sont devenus athées sous son influence et
on les comprend. Je pense au sens positif de ce terme,
mais on ne sait plus lire les textes. Effectivement
nous sommes là pour souffrir, ce qui signifie
que nous sommes là pour porter. Nous sommes là
pour être des porteurs de vie. Et nous allons
porter la vie de telle façon que cette vie qu'on
porte va être la Bonne Nouvelle qu'on va porter
les uns aux autres et qui va tous nous transporter,
cette Parole qui fait que de l'intérieur nous
allons déboucher sur un espace totalement nouveau.
La
souffrance négative
A présent, je voudrais parler de l'autre souffrance,
celle dont on parle partout, à la télévision,
dans les journaux, avec l'image des gens qui sont tordus
de douleur. On passe ici d'un extrême à
un autre, on passe de la grâce à l'enfer.
Quelle est cette souffrance? Paradoxalement, la souffrance
est de ne plus pouvoir souffrir. En effet, le drame
de la vie, n'est pas de souffrir, mais de ne plus pouvoir
souffrir, de ne plus pouvoir supporter. On dit alors
"cela n'est plus supportable, c'est insupportable".
Pour comprendre la souffrance il faut comprendre que
la véritable souffrance est très mal nommée,
on devrait parier de l'in-souffrance, de l'in-supportable,
parce que c'est vraiment de cela dont il s'agit. L'insupportable
n'est pas le mal, car il y a deux types de mal : s'il
y a des maux qui peuvent produire des biens, la souffrance
au contraire est un mai qui fait tellement mal qu'on
ne peut plus le supporter, et en cela le noyau de la
vie est entamé. Il y a trois grands types de
souffrance : la souffrance physique ou souffrance de
la vie, la souffrance amoureuse ou sociale, la souffrance
existentielle.
La
souffrance physique
Qu'est-ce que la souffrance physique ? Je ne parle pas
de douleur physique, mais de souffrance physique. On
oppose toujours la douleur et la souffrance et on distingue
stupidement la douleur du corps et la souffrance de
l'âme. Mais, lorsque quelqu'un a un deuil il laisse
éclater sa douleur, ce n'est pas sa souffrance
qui éclate. Et quand on souffre longtemps, on
n'est plus dans la douleur du corps mais dans la souffrance
du corps. Il faut donc comprendre ce qu'est la souffrance.
La souffrance est ce que Paul Ricoeur appelle "l'excès
du mal" et qui renvoie à trois formes :
quand la douleur est brève, quand la douleur
est utile pour moi ou pour autrui. Si la douleur commence
à s'installer, alors je commence à souffrir.
On peut avoir une douleur physique pendant une minute
mais, quand on a mal pendant des mois et des années,
il y a un moment où on est cassé par la
douleur parce qu'on est épuisé.
D'autre part, je peux accepter la douleur si on me dit
que j'aurai mal mais que c'est la condition pour la
guérison. Alors je me dis que je vais pouvoir
guérir et je vais pouvoir oublier la douleur
que j'aurai eue, car c'est très important de
pouvoir oublier. Mais quand je ne peux pas oublier parce
qu'on m'a parlé d'un pronostic incertain, parce
que je commence à avoir mal longtemps, au point
que je ne vois plus le bout du tunnel, alors je ne sais
plus du tout où je vais et je vis cet état
éprouvant qui est l'incertitude. Si au moins
je savais que je mourrai demain, à la limite
je saurais à quoi m'en tenir, mais il n'y a pas
pire que d'être dans cet état intermédiaire
où j'espère sans pouvoir espérer
vraiment tout en espérant. A ce moment-là,
je commence à y penser et c'est le fait d'y penser
qui me fait souffrir.
Enfin, l'humanité est tellement héroïque
et tellement belle qu'il y a des gens pour lesquels
perdre la vie pourrait encore avoir du sens à
condition que cela puisse avoir du sens pour les autres.
Mais le drame survient quand on ne peut offrir sa vie
à personne, quand on se dit qu'on est tout seul
à souffrir et qu'on s'écrie : "Ce
soir je vais mourir, personne ne viendra, car ma vie
n'intéresse personne". A ce stade il n'est
pas rare de penser qu'on n'intéresse personne,
ni l'univers ni Dieu. On se sent dans la solitude absolue.
Il y a trois facteurs qui font dégénérer
le mal en le transformant en souffrance : le temps,
l'incertitude et la solitude. Pourquoi bascule-t-on
à ce moment-là ? Parce qu'on ne peut plus
oublier et que cela devient l'inoubliable du mal, et
cet inoubliable du mal nous crucifie complètement.
On atteint là un point qui n'est plus le malheur
mais la détresse, ce que Pascal appelait la déréliction.
L'homme se sent abandonné totalement et il ne
sait plus à quel saint se vouer.
La
souffrance relationnelle
La souffrance physique n'est pas l'unique souffrance.
Il y a aussi la souffrance amoureuse. Il y a de très
grandes souffrances amoureuses : ne pas pouvoir aimer,
ne pas pouvoir être aimé et ressentir à
travers, finalement, cette absence de possibilité
de communication de l'amour un intense sentiment de
solitude. Ce sentiment de solitude provient souvent
de la passion, qui est la grande erreur de l'amour.
Au fond quel est le drame de l'amour ? Ce sont ces amours
sans amour dans lesquelles on bascule et où tout
d'un coup on se retrouve dans une solitude. On ne se
retrouve pas dans la solitude amoureuse par hasard mais
lorsqu'il y a basculement de l'amour dans la passion.
Mais la passion désigne un sentiment que l'on
subit, c'est quand, à un moment, on s'enivre
totalement d'un sentiment car on s'aime soi-même
à travers le sentiment. En termes théologiques,
on dirait qu'il n'y a pas là un éros christifié,
et à ce moment-là on se retrouve dans
une solitude infinie.
La souffrance sociale, nous sommes aujourd'hui en plein
dedans, parce qu'à l'intérieur de la société
nous vivons un monde à l'envers, dans une terrible
injustice, qui a deux conséquences dramatiques.
La première est le gommage de l'injustice qui
est le comble de l'injustice, où l'on crie à
l'injustice sans que personne n'entende, où les
victimes sont accusées d'être coupables
et les coupables apparaissent comme innocents.
La deuxième chose terrible est l'apparition de
la méchanceté humaine qui n'est pas simplement
que le fort martyrise le faible, c'est aussi que le
faible tire parti de sa faiblesse pour de persécuté
devenir persécuteur. A tel point que la souffrance
est une maladie qu'on se transmet de génération
en génération, on baigne dedans et on
ne sait plus la voir, tout est gommé, on n'y
comprend rien et alors, sans le vouloir, on reconduit
le mal.
Pourquoi
le mal ?
Cela nous amène à la souffrance existentielle
de l'expérience du mal, quelque chose que tout
le monde a pu observer, l'impossibilité de répondre
à la question "pourquoi le mal ? ".
En effet si j'explique le mal je sauve peut-être
la pensée, mais du coup, j'installe le mal. Parce
que le mai qu'on explique c'est un mai qui a des raisons
d'exister, donc il n'est pas si mai que cela. Finalement
tout notre malheur sur terre vient de ce qu'on arrive
tant à nous expliquer le mai et que le mai n'est
pas si mal que cela, qu'on finit à s'habituer
au mal. On s'habitue tellement au mal qu'au fond on
dit au mal "pourquoi pas ? ", ce qui devient
producteur du mal. L'absurdité est que dans notre
manière de penser le mal on peut produire le
mal, et notre manière de penser le mai c'est
justement de trouver le mal normal et banal. C'est si
vrai que c'est le problème d'Auschwitz : les
gens ne se sont plus rendu compte qu'ils étaient
en train de brûler des innocents, ils ne s'en
apercevaient plus parce que tout le mécanisme
mental leur disait que le mal est normal.
Mais l'inverse est tout aussi dramatique. Vous pourriez
en effet me dire que si on ne rationalise pas le mal,
alors on va peut-être s'en tirer, on ne va pas
penser le mal. Mais c'est faux, on ne va pas sauver
notre position si on ne pense pas le mal, car si on
ne pense pas le mal, on ne pense plus la pensée,
et si on ne pense plus la pensée, alors on n'est
plus des êtres spirituels et on est en train de
perdre la spécificité humaine. La spécificité
humaine, c'est justement de penser et de penser pour
réagir par rapport au mai et alors du coup, le
mal aura complètement gagné. Il y a donc
la souffrance de la pensée que tout le monde
ressent à l'intérieur de lui-même
Nommer
le mal, pour sortir du mal
Confrontés au mal on a tous une boule dans la
gorge, on ne sait pas où on va mais on se demande
tous comment va-t-on pouvoir penser ça. C'est
la question de celui qui, sur son lit d'hôpital,
se demande pourquoi il souffre, pourquoi il a mal. Dès
qu'il pose la question, il sait très bien qu'il
n'aura pas la réponse, ou que si on lui explique
pourquoi il a mal, alors ce sera encore pire que si
on ne lui expliquait pas. Totalement désorienté
à l'intérieur de la parole et du sens,
on est alors dans l'abîme, car il y a un abîme
du mal et on peut effectivement basculer dans les enfers
de la souffrance.
Tout notre problème est alors de savoir comment
retrouver les forces de la vie, s'il est possible de
les retrouver une fois qu'elles ont été
rompues. C'est un problème très concret
que se posent les psychanalystes et les psychiatres
quand ils ont affaire à des gens qui sont cassés
et brisés. Le problème est de retrouver
la trace du christophore, du théophore qu'il
y a à l'intérieur de chaque individu,
pour essayer justement de le reconstruire. Nous sommes
des êtres vivants, nous pouvons être brisés
par la vie, mais tout le problème est de savoir
comment nous allons nous reconstruire à l'intérieur
de tout cela.
Dans un tel malheur, une première chose est bien,
c'est qu'on puisse le dire. Quand il y a le mal, le
fait de dire le mal, transforme le mal. On est déjà
hors du mal dès qu'on est capable de dire le
mal. Le fait de dire que le mal c'est mal, ce n'est
pas mal. De même, la souffrance, c'est la souffrance,
mais l'homme qui vit la souffrance, c'est déjà
quelque chose d'autre que la souffrance. Karl Jaspers
qualifie la souffrance d'état limite. Il s'agit
d'états où on ne peut rien dire et même
où il ne faut surtout rien dire. C'est en ne
disant rien qu'on trouve la solution, c'est un problème
qui ne se traite à un moment que par l'existence
à l'état pur, c'est-à-dire la parole
à l'état pur. La parole à l'état
pur me fait penser à ce que dit Ricoeur dans
"Finitude et culpabilité" ou dans "La
symbolique du mal", lorsqu'il analyse le psaume
"Seigneur, écoute-moi" (Ps. 140). C'est
le cri de douleur, que nous lisons aux vêpres,
qui monte vers Dieu, et ce cri en lui-même signifie
déjà la sortie du mal, car si on peut
le dire c'est qu'alors déjà quelque chose
a changé.
Ainsi, le problème du mai se traite peut-être
de deux manières. D'abord, le dire. Nous sommes
alors dans une logique de la confession. C'est important
car, probablement, tout le mystère et tout le
sacrement de la confession commencent là. Et
puis, deuxièmement, pouvoir le vivre.
Si je nomme le mal peut-être que déjà
il y aura moins d'injustice sur terre. Confronté
à un monde qui a la tête à l'envers,
où l'on m'explique que des choses mauvaises sont
bien et que des choses bien sont mauvaises, si tout
d'un coup je dis : "Non, je ne suis pas d'accord,
le mal c'est mal et le bien c'est bien. Et j'en ai assez
de ce monde où on mélange tout",
alors soudain on s'aperçoit que les hommes se
réveillent et se disent : "Oui, c'est vrai,
il a raison". Ce n'est pas pour accuser, mais pour
nous délivrer du mal. "Seigneur , délivre-nous
du mal" veut dire qu'il faut arrêter le jeu
qui nous fait tellement de mal et qui aboutit à
ce qu'on ne voit plus le mal.
La
souffrance ne grandit pas l'homme
La nomination du mal qui est un acte tout simple, qui
ne paraît rien, est quelque chose de fondamental
et c'est le travail de la parole, le travail de la culture,
le travail de l'esprit dans l'histoire. Il y a un deuxième
travail lié à cela. C'est le travail de
la vie. Vivre le mal veut dire continuer à vivre
à travers le mal. Continuer à vivre à
travers le mal présente trois aspects qui renvoient
à des pratiques.
C'est d'abord le problème de la rationalisation
du mal. Nommer le mal est une manière de vivre.
Cette manière de vivre, en nommant le mal, suppose
qu'on évite quatre attitudes. La première
est l'attitude virile et militaire :"On ne se plaint
pas". C'est très bien de ne pas se plaindre
mais cette attitude est terrible parce que, quand on
interdit aux gens de se plaindre, on interdit de dire
le mal. Il est donc très important de casser
cette logique de rationalisation qui nous fait tellement
de mal et qui aboutissait à dire que la souffrance
grandit l'homme.
Dire que la souffrance grandit l'homme n'est pas un
discours chrétien. Des chrétiens ont dit
cela, mais il n'y a pas que des chrétiens qui
ont dit cela, d'autres avant le christianisme ont dit
cela, et maintenant que nous vivons dans un monde déchristianisé,
des gens continuent de le dire. Tous ceux-là
pensent que la souffrance fait progresser l'humanité,
et de fait ils sont ceux qui parlent à la place
des autres, qui dominent les autres, qui font souffrir
les autres, qui justifient la souffrance qu'ils infligent
aux autres par ce type de discours. Or je pense qu'on
peut dire que ce n'est pas la souffrance qui grandit
l'homme et que, par exemple, c'est Dieu qui grandit
l'homme.
Il faut donc faire attention à cette manière,
qui paraît si religieuse mais est finalement si
intrinsèquement athée, de, justement,
trouver des vertus rédemptrices à la souffrance.
Le christianisme n'a jamais parlé de la Rédemption
par la souffrance. Le jour de Pâques nous disons
que Dieu est venu nous libérer de la mort et
de la souffrance, il est venu nous libérer de
la violence, il n'a pas voulu qu'on souffre, il a voulu
notre salut. C'est tout-à-fait différent.
De la même manière, d'importantes formes
de rationalisation de la souffrance sont liées,
par exemple, à son aspect économique,
à son aspect rationnel : un des intérêts
de la souffrance est de nous apprendre des tas de choses,
car c'est là qu'on mesure les limites. C'est
grave : au lieu de se confronter à la création,
on se confronte à la destruction, au lieu de
s'apprendre dans la vie on s'apprend dans la mort. Toute
une économie, toute une science fonctionnent
là-dessus et pensent que l'homme va avoir la
mesure de lui-même à travers la douleur.
Cela fait partie du nihilisme profond de l'humanité
qui, en l'absence de Dieu, fait du mal le maître
de l'humanité et lui enseigne ces petites phrases
qui ont l'air rationnelles, mais sont de véritables
poisons pour l'âme et pour l'esprit.
La
souffrance ne rapproche pas de Dieu
Un autre aspect nous concerne différemment. Il
s'agit de ce caractère mystique donné
à la souffrance en disant que la souffrance nous
rapproche de Dieu. Il faut faire très attention
: il est clair qu'on peut se néantiser et qu'en
ayant l'impression de se néantiser et de vivre
en soi la destruction de l'homme, on vit une rencontre
avec Dieu.
Il y a des textes de Georges Bataille, hallucinants
- sur des techniques d'autoanéantissement qui
lui donnent de véritables éblouissements
mystiques, dans la mesure où il vit des processus
de décorporation et de dépersonnalisation
qui, désindividualisant la personne, lui donnent
l'impression de vivre la communion. Mais c'est une communion
à l'envers, car au lieu d'être une rencontre
et un dépassement de soi par la communion, c'est
en réalité un dépassement de soi
par la dissolution. Le drogué vit des processus
de dissolution de lui-même à l'intérieur
de la vie qui lui donnent l'impression d'échapper
à la contrainte de la vie et dans ce moment-là
il vit de véritables extases.
Ces exemples signifient que la pédagogie, l'économie,
la science, la religion l'ensemble des activités
de notre vie quotidienne sont totalement gangrenées
par l'idée que la souffrance est bonne, intéressante,
utile. Cela renvoie à mon avis à l'idée
archaïque que l'on trouve dans l'humanité
selon laquelle il faut de la violence pour que cela
marche, il faut des victimes... C'est la tendance de
l'humanité parce que cela parle à l'égoïsme
de chacun. Dire "il faut qu'il y ait de la mort
pour qu'il y ait la vie" signifie en gros qu'il
n'y a pas de place pour deux, c'est-à-dire "entre
toi et moi, c'est moi d'abord". Cela nourrit notre
économie, notre culture, notre littérature,
notre cinéma et c'est le dieu qu'on adore. En
attendant Moïse qui parle avec Dieu, le peuple
adore le veau d'or et c'est ce qui nous caresse dans
le poil en nous disant "vas-y, c'est comme cela
que cela marche".
La course au bonheur et les techniques de bonne vie
Dans l'ordre de nos attitudes pratiques il y a une deuxième
façon de gommer le mal, qui est non pas de le
rationaliser, mais dans la manière dont on pense
le bonheur. On pourrait penser que le bonheur est une
alternative au malheur et que si on a un tel goût
du mal, c'est parce qu'on est incapable d'avoir un goût
du bonheur. Je pense que la démonstration a été
faite, depuis le 17e siècle, avec la naissance
du capitalisme, avec
l'apparition du bonheur et l'apparition d'une société
individualiste, que malheureusement le bonheur tel qu'on
le pense est producteur de malheur.
C'est une vieille idée que l'on trouve chez Socrate
. si je pense que la solution de la vie c'est de vivre
pour vivre, j'arrive à un bonheur conduisant
à la mort. Aujourd'hui c'est véritablement
un problème très concret, celui des hommes
qui n'ont pas trouvé la communion et qui cherchent
dans une ivresse de la vie la communion qu'ils n'ont
pas, pour essayer justement de ne pas vivre une glorification
du mal. Ils pensent qu'ils ne vont pas vivre le mal
et ils engendrent le mal, il suffit pour s'en convaincre
de regarder les chiffres des accidents de voiture, de
la toxicomanie, du tabagisme, de l'alcoolisme qui s'élèvent
en France à des centaines de milliers de morts.
Hier, certains pensaient que le mal est profitable,
aujourd'hui on pense que le bonheur est profitable,
mais le résultat est tout aussi catastrophique.
Hier dire que le mal était profitable a fait
des millions de morts, et on a proclamé qu'il
faut des guerres pour faire progresser l'humanité,
qu'il n'y a que comme cela qu'elle grandit et qu'elle
se sanctifie, et qu'en faisant la guerre on fabriquera
des héros et des saints. Mais on n'a pas fabriqué
de héros ni de saints mais des bourreaux, des
massacres, une véritable horreur. Aujourd'hui,
on dit qu'on ne va plus rationaliser le mal mais qu'on
va rationaliser le bonheur et on prétend que
si on multiplie les techniques de bonne vie on ne répétera
pas les mêmes erreurs. La vérité
est qu'on est en train de les répéter.
Ne pas gommer le mal, c'est ne pas gommer le mai jusqu'au
bout, et cela nous amène à un troisième
point. Ne pas gommer le mai veut dire qu'on doit faire
un véritable travail de vie. Faire un travail
de vie signifie non seulement être conscient du
mal, non seulement faire attention à la manière
dont on pense la solution au mal, mais encore faire
un véritable travail intérieur. Au lieu
de chercher des solutions à la souffrance il
faut s'interroger sur l'homme qui est capable de vivre
à travers la souffrance et de penser la souffrance.
Le
Christ est venu nous libérer de la souffrance
La vie n'est pas un phénomène médical,
c'est un phénomène métaphysique
et, au-delà, un phénomène spirituel,
parce que le fait que l'humanité soit capable
de vivre est en soi quelque chose d'extraordinaire.
Dans la vie il y a deux aspects extraordinaires, d'abord
la création - l'existence de la vie est totalement
inexplicable -, et ensuite, c'est le fait qu'il y ait
des hommes dans la vie, et qu'il y ait des hommes capables
de vivre cette vie et de la traverser avec ce courage,
cette patience et cette humilité extraordinaires.
Il est très important de comprendre le mal qu'on
nous a fait en disant que le christianisme avait glorifié
la souffrance, car je crois que c'est l'inverse qui
est vrai, je crois que le Christ est venu nous libérer
de la souffrance et je voudrais l'illustrer de trois
façons.
Je voudrais tout d'abord expliquer une clé métaphysique
pour réfléchir à la position du
Christ vis-à-vis de la souffrance. Les gens disent
que "le Christ est mort, donc il est ressuscité".
On m'a notamment écrit très sérieusement
pour me rappeler que le vendredi saint est la clé
de la résurrection. Or je pense le problème
à l'inverse. Le Christ n'est pas ressuscité
parce qu'il est mort, mais il est mort, si on peut oser
le dire, parce qu'il est ressuscité. La mort
n'est pas le passage obligé vers la vie, mais
c'est parce que le Christ est vivant qu'il va jusque
dans la mort. Si je dis que la mort est la clé
de la vie, je parle le langage de la violence, je parle
un langage athée et je confonds régénérescence
et résurrection. Le Christ n'est pas venu régénérer
l'humanité en lui mettant un petit peu de sang
neuf, il est venu la renouveler, la révéler
et la ressusciter.
Il ne faut pas penser le christianisme en termes de
sacrifice. Sinon, on risque de faire fonctionner cette
logique délirante qui serait de croire que le
Père a offert son Fils à l'humanité
pour, quelque part, réparer la faute. Cela voudrait
alors dire deux choses, ou bien que l'humanité
exige des sacrifices, ou bien que le Père exige
des sacrifices à lui-même pour pouvoir
en quelque sorte se laver de sa propre colère.
L'histoire serait donc un grand processus schizophrénique
où Dieu, qui a créé l'humanité,
mais qui a besoin de réparer son courroux vis-à-vis
de l'humanité, supplicie son propre Fils pour
pouvoir s'apaiser lui-même. Ce n'est pas compréhensible
et une telle logique justifie la violence dans le monde.
On a beaucoup expliqué dans le christianisme
la souffrance ainsi. On a beaucoup dit que Dieu voulait
souffrir, que Dieu voulait que l'humanité souffre
pour qu'elle comprenne qu'il avait envoyé son
Fils pour souffrir.
Le
Christ a porté la vie jusque dans les enfers
de la mort
Il faut interpréter le symbole de Nicée
où il est dit : "le Christ a souffert".
Il me semble que le Christ n'a pas souffert au sens
où il aurait subi. Au contraire, il a porté
la vie jusque dans les enfers de la mort et il est mort
non pas parce qu'il s'est sacrifié, il est mort
parce que l'humanité tient tellement au sacrifice,
elle tient tellement à la violence qu'elle n'a
pas supporté quelqu'un qui venait lui parier
un autre langage que celui de la violence et du sacrifice.
En définitive, le langage qui passe mal est,
paradoxalement, la fin de la souffrance comme mal, c'est-à-dire
porter la vie comme le Christ l'a fait,
Il y a ici quelque chose de résurrectionnel à
l'intérieur de la signification de la souffrance,
et c'est en ce sens qu'il y a quelque chose d'extraordinaire
dans le Christ pour l'humanité entière
: personne n'a jamais dit ce qu'a dit le Christ, personne
n'a vécu comme a vécu le Christ. Notre
tendance naturelle est exactement l'inverse. C'est en
ce sens, comme me le disait un moine du Mont Athos,
que le Christ a modifié en profondeur la nature
de l'homme. On m'objectera que sur la croix le Christ
dit : "Père, pourquoi m'as-tu abandonné
?". Je crois que notre vision des choses est malheureusement
trop humaine. Elle consiste à penser en termes
psychologiques que le Père regarderait le Fils
en train de se débattre sur la croix, et que
le Christ serait en train de dire à son Père,
entre l'angoisse et la colère : "Tu m'as
abandonné complètement, vraiment tu aurais
pu faire quelque chose pour moi".
Au Mont Athos, plusieurs moines m'ont dit : "Les
Pères de l'Eglise, que font-ils devant la Croix
? Ils regardent, ils constatent". Il faut donc
interpréter la phrase "Père, pourquoi
m'as-tu abandonné ?" comme un constat étonnant.
Cela veut dire tout simplement que Dieu est capable
d'aller jusqu'au bout. Il est capable de tout donner.
Il est capable de vivre la vie jusque dans la mort.
C'est donc l'extrême abandon qui qualifie non
pas la croix dans la gloire, mais la gloire dans la
croix. Ce n'est donc pas une phrase ni de tristesse
ni d'angoisse, bien qu'il y ait beaucoup de gens qui
disent : "Vous voyez comme le Christ était
humain !". Au contraire, cette phrase est inouïe.
Le fait que le Christ ait pu prononcer cette phrase,
c'est cela le miracle. Ce qui est à rapprocher
de l'icône. Par définition l'icône
réside dans le fait de dire que Dieu est tellement
infini qu'il peut aussi être fini, Dieu est tellement
invisible qu'il peut aussi être visible. Le mystère
de la mort est là. Dieu est tellement Dieu qu'il
peut aussi mourir sur la croix et il peut aussi dire
cette phrase. La seule chose qui peut nous permettre
de comprendre la souffrance du Christ, c'est l'icône
du Christ elle-même.
Dieu n'a jamais oublié ta souffrance
Je voudrais juste évoquer un dernier point. J'ai
beaucoup pensé à cet autre aspect. Dans
les Evangiles il est question de la souffrance à
propos du paralytique de la piscine de Siloé
(Jn 5,1-18). Comme on sait, il s'agit d'une piscine
où, quand l'eau bouillonnait, on pouvait se plonger
ou être plongé par quelqu'un pour être
guéri. Il y a là un paralytique qui attend
depuis bientôt trente ans, car du fait de son
handicap, il arrive toujours trop tard. Alors il demande
à Dieu le pourquoi de sa souffrance, et le Christ
lui répond que c'est "pour la plus grande
gloire de Dieu". C'est devenu la devise des jésuites,
"ad majorem Dei gloriam"...
Méfions-nous de nos interprétations humaines.
Une telle interprétation consiste à dire
que Dieu est méchant puisqu'il se sert de la
souffrance de ce malheureux pour démontrer sa
gloire. Malheureusement, il y a des livres où
l'on dit que Dieu se sert de ces souffrances, de ces
faiblesses, pour démontrer sa gloire. Je pense
que quelque part, dans ce genre d'interprétation,
Dieu devient un grand pervers qui joue avec les malheurs
de l'humanité pour faire exploser sa grandeur,
au point que tout cela devient tellement mystérieux
qu'on tombe de la perversion dans l'obscurité,
de l'obscurité dans l'abîme, et qu'au bout
du compte on est terrassé. Il faut se garder
d'une intellectualisation psychologique. J'opte donc
pour une autre interprétation.
Au moment où le paralytique demande au Christ
le pourquoi de sa souffrance et que le Christ lui répond
: "Pour la plus grande gloire de Dieu", à
qui le paralytique pose-t-il sa question ? Il la pose
au Christ. Or le Christ est la Gloire de Dieu, c'est-à-dire
qu'au moment même où il pose la question,
il a la réponse. La réponse, elle est
là devant lui. Cela signifie que ce "pour
la plus grande gloire de Dieu" doit être
interprété : "Tu souffres toujours
devant la plus grande gloire de Dieu", non pas
parce que Dieu se sert de ta souffrance, mais parce
que Dieu n'a jamais oublié ta souffrance.
Le
Christ est ressuscité, nous pouvons donc commencer
à vivre
Cela rejoint le problème de l'icône. Au
moment où il souffre, d'une certaine façon
le paralytique a la réponse à sa souffrance,
mais il ne le sait pas et il ne le voit pas. Pour aller
plus loin, je dirais : Dieu est ressuscité, donc
la souffrance est possible. Ce n'est pas que la souffrance
serve à quelque chose, mais que, quelque part,
le paralytique est déjà sauvé,
mais il ne le sait pas. Je prendrai un parallèle
: Dieu ne vient pas pour nous à la fin de l'histoire,
il vient au milieu de l'histoire et l'histoire peut
commencer. Qu'est-ce qui fait qu'on souffre ? Paradoxalement
c'est d'une part une chute, mais à l'intérieur
de la chute nous vivons déjà l'histoire
du salut, on ne pourrait pas souffrir si on n'était
pas déjà sauvé.
Je pense souvent à ce qui nous sépare
des Juifs. Les Juifs attendent le Messie à la
fin de l'histoire et ils disent qu'on souffre encore
parce que le Messie n'est pas encore venu, et nous,
chrétiens, nous disons l'inverse, nous disons
: le Messie est déjà venu. Un jour, un
ami m'a dit : "Tu vois, ce qui nous empêche,
nous Juifs, d'accepter le Christ, c'est que si le Christ
était venu, il n'y aurait pas eu Auschwitz".
Nous, nous disons l'inverse, nous disons le Christ est
venu au milieu de l'histoire et à ce moment-là
l'histoire peut commencer. Quelles que soient nos souffrances,
la vie a tellement de sens qu'elle a déjà
et aura toujours plus de sens que toutes les souffrances
que nous pouvons supporter. C'est la raison pour laquelle
le Christ est venu au centre de l'histoire et on peut
donc commencer à vivre. Et comme on peut commencer
à vivre il faut savoir qu'on a assez de force
en nous pour souffrir tout ce qu'on a à vivre.
(Supplément
au SOP N°237 avril 1999) (Le titre et les intertitres
sont de la rédaction du SOP. Des passages significatifs
de ce texte ont été publiés dans
SOP n° 237, à partir d'une transcription
non revue par l'auteur.)