EGLISE ORTHODOXE D'ESTONIE

Chapitre

Orthodoxie

 
 
 
 

PORTER LA VIE COMME LE CHRIST L'A FAIT, POUR METTRE FIN A LA SOUFFRANCE

par Bertrand Vergely

Quand on pense à la souffrance on a à l'esprit l'image de gens tordus de douleur. Pourtant, souffrir cela ne veut pas seulement dire subir, souffrir veut aussi dire supporter. Il faut aller tout de suite au cœur du problème : la souffrance est une vertu proprement extraordinaire, à condition qu'on comprenne qu'elle n'est pas un mal mais un bien, une vertu, la vertu de supporter, qui est la vertu fondamentale de la vie.

La souffrance, vertu fondamentale de la vie
Un premier exemple nous concerne tous. Qu'est-ce "être en bonne santé" ? Etre en bonne santé, c'est être capable de se porter bien. Quand on se rencontre que dit-on ? "Comment vas-tu ? Comment te portes-tu ?", et l'on répond "Je me porte bien". Ceci montre bien que le fait de se supporter et de pouvoir se porter est quelque chose qui est lié à l'essence de la vie. Ceci est si vrai que lorsque les philosophes ont réfléchi sur l'essence de la réalité, ils ont découvert qu'il y avait là deux choses : du point de vue de la nature, la substance et, du point de vue de l'homme, le sujet.
Comme le dit le terme latin la substance est ce qui se tient dessous (sub-stans), ce qui est le support de ce que l'on voit derrière les phénomènes de la nature. Nous avons affaire à une force plus profonde qui fonde les phénomènes et c'est elle qui est l'essence de la réalité. Prenons un exemple : tout change à l'intérieur du monde, mais il y a quelque chose qui ne change pas, c'est le fait que le monde change. Le changement prend donc sens sur quelque chose qui ne change pas, et c'est en ce sens que l'expérience du changement de la réalité est profonde, parce que, dans ma vie qui change tout le temps, je découvre soudain quelque chose qui ne change pas, et c'est cela qui change tout dans ma vie. Je pensais que ma vie était éphémère et, tout d'un coup, je réalise qu'elle est profonde, elle est substantielle, elle a de la substance. Autour de moi je recherche la substance d'un individu, la substance des événements. La substance qui se tient dessous porte la vie. En ce sens, et c'est une idée que nous retrouverons : la vie se souffre elle-même, la vie se supporte elle-même, la vie se porte elle-même. Elle se porte tellement bien qu'elle est éclatante de vie et de santé, de sorte que ce que j'aime dans la vie c'est qu'elle se porte bien.
Il faut comprendre que la notion de souffrance est très éloignée du mal. La notion de souffrance est au cœur de la relation psychologique à soi-même et de la relation sociale avec autrui. Celui qui est mal dans sa peau ne se souffre pas, il ne peut plus se supporter, cela en devient épidermique, tout comme deux personnes qui ne s'aiment pas ne se supportent plus non plus. C'est bien le signe que s'aimer c'est pouvoir se supporter soi-même et qu'aimer autrui c'est pouvoir le supporter.

Devenir des "supporters enthousiastes"
Nous avons affaire là non pas à une énigme, mais au second caractère extraordinaire de la vie, nous avons spontanément tendance à être les supporters les uns des autres, des supporters enthousiastes. Or que veut dire enthousiaste ? - en-theos, c'est-à-dire l"'endieusement".
Que se passe-t-il quand on vit, quand on porte la vie et qu'on la porte vraiment bien ? Survient alors un moment, un miracle, une conversion, une metanoïa qui s'opère de l'intérieur. Cela signifie qu'à force de porter la vie, ce n'est plus moi qui porte la vie, c'est la vie qui me porte et elle me porte tellement que je me transporte. Je vis un transport et dans ce transport je transporte les autres avec moi. C'est l'essence de la relation poétique à la vie, puisque la poésie veut dire la méta-phore. Ecoutons le langage. Nous parlons de christo-phores et de théo-phores. Nous disons que nous sommes porteurs en nous de la vie, ou que nous sommes porteurs de vie. Une mère qui porte un enfant en elle traduit le fait même de porter la vie, elle porte la vie dans son ventre, la vie la traverse. Elle la porte et elle l'apporte aux autres. On peut voir à quel point cette métaphore du port et du support est présente dans toute notre vie.
Découvrir le mystère de l'humilité
Il y a une vertu à l'intérieur même du fait de porter. A un moment la souffrance devient une vertu positive. La force, le fait de porter devient une vertu. Trois choses le montrent, ce sont le courage, la patience et l'humilité. Le courage consiste à vivre quand même. Je vis, je suis confronté aux épreuves de la vie, mais je vis quand même. Qu'ai-je fait pour vivre ainsi ? J'ai décidé de vivre, et décider de vivre, c'est avoir de la volonté. Nous avons là le mystère théophore, je porte la vie et à un moment elle me le rend bien, parce que ce n'est plus moi qui porte la vie, c'est la vie qui me porte. J'ai un peu de volonté et, du coup, c'est la volonté qui me porte et je découvre des trésors de volonté à l'intérieur de moi-même. On a la même chose avec la patience. Nous sommes tous confrontés à des choses insupportables, à nous-mêmes, aux autres, à la vie. Si toutefois nous supportons un peu, nous sommes capables de supporter beaucoup. A petite cause grands effets. Parce que tout d'un coup la vie appelle la vie, le courage appelle le courage, la volonté appelle la volonté, la patience appelle la patience. A ce moment-là nous découvrons le mystère de l'humilité.
L'humilité, c'est être de l'humus, de la terre, et la terre est ce qui est en face du ciel. Le miracle de l'humilité consiste dans le fait qu'en étant la terre, je vois le ciel. Autrement dit, soudain en étant moi-même je vois la grandeur, je vois Dieu. Voilà pourquoi les moines demandent l'humilité, parce que l'humilité et voir Dieu c'est exactement la même chose. Si je m'efface devant la grandeur alors tout d'un coup je la vois. L'humilité et la gloire coïncident, dans la mesure où l'humilité est le seul point d'où je puis voir la gloire.

Etat de grâce et métanoïa
Nous assistons ici à quelque chose qu'on peut maintenant nommer comme étant la surnaturalité de la souffrance, en tant que force qui est capable de supporter la vie. Cela veut dire que les choses peuvent se retourner de l'intérieur et cela nous intéresse d'autant plus que nous pensons à la metanoïa. La metanoïa est de l'ordre du repentir, du retournement intérieur. On peut cependant la penser différemment. La vie est une grande metanoïa pour qui vit avec vertu. Tout d'un coup il suffit qu'il porte la vie pour qu'il soit porté par elle. Dans plusieurs passages de l'Evangile le Christ nous dit que c'est lui qui nous portera.
Je vous ai parlé de cela parce qu'on en parle trop peu et parce que depuis que je réfléchis sur la souffrance je m'aperçois qu'on prend le problème à l'envers, on ne parle de la souffrance qu'en termes négatifs. Quand on parle de la souffrance pour nous dire que la vie est souffrance, ce discours est tellement abominable que beaucoup de gens sont devenus athées sous son influence et on les comprend. Je pense au sens positif de ce terme, mais on ne sait plus lire les textes. Effectivement nous sommes là pour souffrir, ce qui signifie que nous sommes là pour porter. Nous sommes là pour être des porteurs de vie. Et nous allons porter la vie de telle façon que cette vie qu'on porte va être la Bonne Nouvelle qu'on va porter les uns aux autres et qui va tous nous transporter, cette Parole qui fait que de l'intérieur nous allons déboucher sur un espace totalement nouveau.

La souffrance négative
A présent, je voudrais parler de l'autre souffrance, celle dont on parle partout, à la télévision, dans les journaux, avec l'image des gens qui sont tordus de douleur. On passe ici d'un extrême à un autre, on passe de la grâce à l'enfer. Quelle est cette souffrance? Paradoxalement, la souffrance est de ne plus pouvoir souffrir. En effet, le drame de la vie, n'est pas de souffrir, mais de ne plus pouvoir souffrir, de ne plus pouvoir supporter. On dit alors "cela n'est plus supportable, c'est insupportable".
Pour comprendre la souffrance il faut comprendre que la véritable souffrance est très mal nommée, on devrait parier de l'in-souffrance, de l'in-supportable, parce que c'est vraiment de cela dont il s'agit. L'insupportable n'est pas le mal, car il y a deux types de mal : s'il y a des maux qui peuvent produire des biens, la souffrance au contraire est un mai qui fait tellement mal qu'on ne peut plus le supporter, et en cela le noyau de la vie est entamé. Il y a trois grands types de souffrance : la souffrance physique ou souffrance de la vie, la souffrance amoureuse ou sociale, la souffrance existentielle.

La souffrance physique
Qu'est-ce que la souffrance physique ? Je ne parle pas de douleur physique, mais de souffrance physique. On oppose toujours la douleur et la souffrance et on distingue stupidement la douleur du corps et la souffrance de l'âme. Mais, lorsque quelqu'un a un deuil il laisse éclater sa douleur, ce n'est pas sa souffrance qui éclate. Et quand on souffre longtemps, on n'est plus dans la douleur du corps mais dans la souffrance du corps. Il faut donc comprendre ce qu'est la souffrance. La souffrance est ce que Paul Ricoeur appelle "l'excès du mal" et qui renvoie à trois formes : quand la douleur est brève, quand la douleur est utile pour moi ou pour autrui. Si la douleur commence à s'installer, alors je commence à souffrir. On peut avoir une douleur physique pendant une minute mais, quand on a mal pendant des mois et des années, il y a un moment où on est cassé par la douleur parce qu'on est épuisé.
D'autre part, je peux accepter la douleur si on me dit que j'aurai mal mais que c'est la condition pour la guérison. Alors je me dis que je vais pouvoir guérir et je vais pouvoir oublier la douleur que j'aurai eue, car c'est très important de pouvoir oublier. Mais quand je ne peux pas oublier parce qu'on m'a parlé d'un pronostic incertain, parce que je commence à avoir mal longtemps, au point que je ne vois plus le bout du tunnel, alors je ne sais plus du tout où je vais et je vis cet état éprouvant qui est l'incertitude. Si au moins je savais que je mourrai demain, à la limite je saurais à quoi m'en tenir, mais il n'y a pas pire que d'être dans cet état intermédiaire où j'espère sans pouvoir espérer vraiment tout en espérant. A ce moment-là, je commence à y penser et c'est le fait d'y penser qui me fait souffrir.
Enfin, l'humanité est tellement héroïque et tellement belle qu'il y a des gens pour lesquels perdre la vie pourrait encore avoir du sens à condition que cela puisse avoir du sens pour les autres. Mais le drame survient quand on ne peut offrir sa vie à personne, quand on se dit qu'on est tout seul à souffrir et qu'on s'écrie : "Ce soir je vais mourir, personne ne viendra, car ma vie n'intéresse personne". A ce stade il n'est pas rare de penser qu'on n'intéresse personne, ni l'univers ni Dieu. On se sent dans la solitude absolue.
Il y a trois facteurs qui font dégénérer le mal en le transformant en souffrance : le temps, l'incertitude et la solitude. Pourquoi bascule-t-on à ce moment-là ? Parce qu'on ne peut plus oublier et que cela devient l'inoubliable du mal, et cet inoubliable du mal nous crucifie complètement. On atteint là un point qui n'est plus le malheur mais la détresse, ce que Pascal appelait la déréliction. L'homme se sent abandonné totalement et il ne sait plus à quel saint se vouer.

La souffrance relationnelle
La souffrance physique n'est pas l'unique souffrance. Il y a aussi la souffrance amoureuse. Il y a de très grandes souffrances amoureuses : ne pas pouvoir aimer, ne pas pouvoir être aimé et ressentir à travers, finalement, cette absence de possibilité de communication de l'amour un intense sentiment de solitude. Ce sentiment de solitude provient souvent de la passion, qui est la grande erreur de l'amour. Au fond quel est le drame de l'amour ? Ce sont ces amours sans amour dans lesquelles on bascule et où tout d'un coup on se retrouve dans une solitude. On ne se retrouve pas dans la solitude amoureuse par hasard mais lorsqu'il y a basculement de l'amour dans la passion. Mais la passion désigne un sentiment que l'on subit, c'est quand, à un moment, on s'enivre totalement d'un sentiment car on s'aime soi-même à travers le sentiment. En termes théologiques, on dirait qu'il n'y a pas là un éros christifié, et à ce moment-là on se retrouve dans une solitude infinie.
La souffrance sociale, nous sommes aujourd'hui en plein dedans, parce qu'à l'intérieur de la société nous vivons un monde à l'envers, dans une terrible injustice, qui a deux conséquences dramatiques. La première est le gommage de l'injustice qui est le comble de l'injustice, où l'on crie à l'injustice sans que personne n'entende, où les victimes sont accusées d'être coupables et les coupables apparaissent comme innocents.
La deuxième chose terrible est l'apparition de la méchanceté humaine qui n'est pas simplement que le fort martyrise le faible, c'est aussi que le faible tire parti de sa faiblesse pour de persécuté devenir persécuteur. A tel point que la souffrance est une maladie qu'on se transmet de génération en génération, on baigne dedans et on ne sait plus la voir, tout est gommé, on n'y comprend rien et alors, sans le vouloir, on reconduit le mal.

Pourquoi le mal ?
Cela nous amène à la souffrance existentielle de l'expérience du mal, quelque chose que tout le monde a pu observer, l'impossibilité de répondre à la question "pourquoi le mal ? ". En effet si j'explique le mal je sauve peut-être la pensée, mais du coup, j'installe le mal. Parce que le mai qu'on explique c'est un mai qui a des raisons d'exister, donc il n'est pas si mai que cela. Finalement tout notre malheur sur terre vient de ce qu'on arrive tant à nous expliquer le mai et que le mai n'est pas si mal que cela, qu'on finit à s'habituer au mal. On s'habitue tellement au mal qu'au fond on dit au mal "pourquoi pas ? ", ce qui devient producteur du mal. L'absurdité est que dans notre manière de penser le mal on peut produire le mal, et notre manière de penser le mai c'est justement de trouver le mal normal et banal. C'est si vrai que c'est le problème d'Auschwitz : les gens ne se sont plus rendu compte qu'ils étaient en train de brûler des innocents, ils ne s'en apercevaient plus parce que tout le mécanisme mental leur disait que le mal est normal.
Mais l'inverse est tout aussi dramatique. Vous pourriez en effet me dire que si on ne rationalise pas le mal, alors on va peut-être s'en tirer, on ne va pas penser le mal. Mais c'est faux, on ne va pas sauver notre position si on ne pense pas le mal, car si on ne pense pas le mal, on ne pense plus la pensée, et si on ne pense plus la pensée, alors on n'est plus des êtres spirituels et on est en train de perdre la spécificité humaine. La spécificité humaine, c'est justement de penser et de penser pour réagir par rapport au mai et alors du coup, le mal aura complètement gagné. Il y a donc la souffrance de la pensée que tout le monde ressent à l'intérieur de lui-même

Nommer le mal, pour sortir du mal
Confrontés au mal on a tous une boule dans la gorge, on ne sait pas où on va mais on se demande tous comment va-t-on pouvoir penser ça. C'est la question de celui qui, sur son lit d'hôpital, se demande pourquoi il souffre, pourquoi il a mal. Dès qu'il pose la question, il sait très bien qu'il n'aura pas la réponse, ou que si on lui explique pourquoi il a mal, alors ce sera encore pire que si on ne lui expliquait pas. Totalement désorienté à l'intérieur de la parole et du sens, on est alors dans l'abîme, car il y a un abîme du mal et on peut effectivement basculer dans les enfers de la souffrance.
Tout notre problème est alors de savoir comment retrouver les forces de la vie, s'il est possible de les retrouver une fois qu'elles ont été rompues. C'est un problème très concret que se posent les psychanalystes et les psychiatres quand ils ont affaire à des gens qui sont cassés et brisés. Le problème est de retrouver la trace du christophore, du théophore qu'il y a à l'intérieur de chaque individu, pour essayer justement de le reconstruire. Nous sommes des êtres vivants, nous pouvons être brisés par la vie, mais tout le problème est de savoir comment nous allons nous reconstruire à l'intérieur de tout cela.
Dans un tel malheur, une première chose est bien, c'est qu'on puisse le dire. Quand il y a le mal, le fait de dire le mal, transforme le mal. On est déjà hors du mal dès qu'on est capable de dire le mal. Le fait de dire que le mal c'est mal, ce n'est pas mal. De même, la souffrance, c'est la souffrance, mais l'homme qui vit la souffrance, c'est déjà quelque chose d'autre que la souffrance. Karl Jaspers qualifie la souffrance d'état limite. Il s'agit d'états où on ne peut rien dire et même où il ne faut surtout rien dire. C'est en ne disant rien qu'on trouve la solution, c'est un problème qui ne se traite à un moment que par l'existence à l'état pur, c'est-à-dire la parole à l'état pur. La parole à l'état pur me fait penser à ce que dit Ricoeur dans "Finitude et culpabilité" ou dans "La symbolique du mal", lorsqu'il analyse le psaume "Seigneur, écoute-moi" (Ps. 140). C'est le cri de douleur, que nous lisons aux vêpres, qui monte vers Dieu, et ce cri en lui-même signifie déjà la sortie du mal, car si on peut le dire c'est qu'alors déjà quelque chose a changé.
Ainsi, le problème du mai se traite peut-être de deux manières. D'abord, le dire. Nous sommes alors dans une logique de la confession. C'est important car, probablement, tout le mystère et tout le sacrement de la confession commencent là. Et puis, deuxièmement, pouvoir le vivre.
Si je nomme le mal peut-être que déjà il y aura moins d'injustice sur terre. Confronté à un monde qui a la tête à l'envers, où l'on m'explique que des choses mauvaises sont bien et que des choses bien sont mauvaises, si tout d'un coup je dis : "Non, je ne suis pas d'accord, le mal c'est mal et le bien c'est bien. Et j'en ai assez de ce monde où on mélange tout", alors soudain on s'aperçoit que les hommes se réveillent et se disent : "Oui, c'est vrai, il a raison". Ce n'est pas pour accuser, mais pour nous délivrer du mal. "Seigneur , délivre-nous du mal" veut dire qu'il faut arrêter le jeu qui nous fait tellement de mal et qui aboutit à ce qu'on ne voit plus le mal.

La souffrance ne grandit pas l'homme
La nomination du mal qui est un acte tout simple, qui ne paraît rien, est quelque chose de fondamental et c'est le travail de la parole, le travail de la culture, le travail de l'esprit dans l'histoire. Il y a un deuxième travail lié à cela. C'est le travail de la vie. Vivre le mal veut dire continuer à vivre à travers le mal. Continuer à vivre à travers le mal présente trois aspects qui renvoient à des pratiques.
C'est d'abord le problème de la rationalisation du mal. Nommer le mal est une manière de vivre. Cette manière de vivre, en nommant le mal, suppose qu'on évite quatre attitudes. La première est l'attitude virile et militaire :"On ne se plaint pas". C'est très bien de ne pas se plaindre mais cette attitude est terrible parce que, quand on interdit aux gens de se plaindre, on interdit de dire le mal. Il est donc très important de casser cette logique de rationalisation qui nous fait tellement de mal et qui aboutissait à dire que la souffrance grandit l'homme.
Dire que la souffrance grandit l'homme n'est pas un discours chrétien. Des chrétiens ont dit cela, mais il n'y a pas que des chrétiens qui ont dit cela, d'autres avant le christianisme ont dit cela, et maintenant que nous vivons dans un monde déchristianisé, des gens continuent de le dire. Tous ceux-là pensent que la souffrance fait progresser l'humanité, et de fait ils sont ceux qui parlent à la place des autres, qui dominent les autres, qui font souffrir les autres, qui justifient la souffrance qu'ils infligent aux autres par ce type de discours. Or je pense qu'on peut dire que ce n'est pas la souffrance qui grandit l'homme et que, par exemple, c'est Dieu qui grandit l'homme.
Il faut donc faire attention à cette manière, qui paraît si religieuse mais est finalement si intrinsèquement athée, de, justement, trouver des vertus rédemptrices à la souffrance. Le christianisme n'a jamais parlé de la Rédemption par la souffrance. Le jour de Pâques nous disons que Dieu est venu nous libérer de la mort et de la souffrance, il est venu nous libérer de la violence, il n'a pas voulu qu'on souffre, il a voulu notre salut. C'est tout-à-fait différent.
De la même manière, d'importantes formes de rationalisation de la souffrance sont liées, par exemple, à son aspect économique, à son aspect rationnel : un des intérêts de la souffrance est de nous apprendre des tas de choses, car c'est là qu'on mesure les limites. C'est grave : au lieu de se confronter à la création, on se confronte à la destruction, au lieu de s'apprendre dans la vie on s'apprend dans la mort. Toute une économie, toute une science fonctionnent là-dessus et pensent que l'homme va avoir la mesure de lui-même à travers la douleur. Cela fait partie du nihilisme profond de l'humanité qui, en l'absence de Dieu, fait du mal le maître de l'humanité et lui enseigne ces petites phrases qui ont l'air rationnelles, mais sont de véritables poisons pour l'âme et pour l'esprit.

La souffrance ne rapproche pas de Dieu
Un autre aspect nous concerne différemment. Il s'agit de ce caractère mystique donné à la souffrance en disant que la souffrance nous rapproche de Dieu. Il faut faire très attention : il est clair qu'on peut se néantiser et qu'en ayant l'impression de se néantiser et de vivre en soi la destruction de l'homme, on vit une rencontre avec Dieu.
Il y a des textes de Georges Bataille, hallucinants - sur des techniques d'autoanéantissement qui lui donnent de véritables éblouissements mystiques, dans la mesure où il vit des processus de décorporation et de dépersonnalisation qui, désindividualisant la personne, lui donnent l'impression de vivre la communion. Mais c'est une communion à l'envers, car au lieu d'être une rencontre et un dépassement de soi par la communion, c'est en réalité un dépassement de soi par la dissolution. Le drogué vit des processus de dissolution de lui-même à l'intérieur de la vie qui lui donnent l'impression d'échapper à la contrainte de la vie et dans ce moment-là il vit de véritables extases.
Ces exemples signifient que la pédagogie, l'économie, la science, la religion l'ensemble des activités de notre vie quotidienne sont totalement gangrenées par l'idée que la souffrance est bonne, intéressante, utile. Cela renvoie à mon avis à l'idée archaïque que l'on trouve dans l'humanité selon laquelle il faut de la violence pour que cela marche, il faut des victimes... C'est la tendance de l'humanité parce que cela parle à l'égoïsme de chacun. Dire "il faut qu'il y ait de la mort pour qu'il y ait la vie" signifie en gros qu'il n'y a pas de place pour deux, c'est-à-dire "entre toi et moi, c'est moi d'abord". Cela nourrit notre économie, notre culture, notre littérature, notre cinéma et c'est le dieu qu'on adore. En attendant Moïse qui parle avec Dieu, le peuple adore le veau d'or et c'est ce qui nous caresse dans le poil en nous disant "vas-y, c'est comme cela que cela marche".
La course au bonheur et les techniques de bonne vie
Dans l'ordre de nos attitudes pratiques il y a une deuxième façon de gommer le mal, qui est non pas de le rationaliser, mais dans la manière dont on pense le bonheur. On pourrait penser que le bonheur est une alternative au malheur et que si on a un tel goût du mal, c'est parce qu'on est incapable d'avoir un goût du bonheur. Je pense que la démonstration a été faite, depuis le 17e siècle, avec la naissance du capitalisme, avec
l'apparition du bonheur et l'apparition d'une société individualiste, que malheureusement le bonheur tel qu'on le pense est producteur de malheur.
C'est une vieille idée que l'on trouve chez Socrate . si je pense que la solution de la vie c'est de vivre pour vivre, j'arrive à un bonheur conduisant à la mort. Aujourd'hui c'est véritablement un problème très concret, celui des hommes qui n'ont pas trouvé la communion et qui cherchent dans une ivresse de la vie la communion qu'ils n'ont pas, pour essayer justement de ne pas vivre une glorification du mal. Ils pensent qu'ils ne vont pas vivre le mal et ils engendrent le mal, il suffit pour s'en convaincre de regarder les chiffres des accidents de voiture, de la toxicomanie, du tabagisme, de l'alcoolisme qui s'élèvent en France à des centaines de milliers de morts.
Hier, certains pensaient que le mal est profitable, aujourd'hui on pense que le bonheur est profitable, mais le résultat est tout aussi catastrophique. Hier dire que le mal était profitable a fait des millions de morts, et on a proclamé qu'il faut des guerres pour faire progresser l'humanité, qu'il n'y a que comme cela qu'elle grandit et qu'elle se sanctifie, et qu'en faisant la guerre on fabriquera des héros et des saints. Mais on n'a pas fabriqué de héros ni de saints mais des bourreaux, des massacres, une véritable horreur. Aujourd'hui, on dit qu'on ne va plus rationaliser le mal mais qu'on va rationaliser le bonheur et on prétend que si on multiplie les techniques de bonne vie on ne répétera pas les mêmes erreurs. La vérité est qu'on est en train de les répéter.
Ne pas gommer le mal, c'est ne pas gommer le mai jusqu'au bout, et cela nous amène à un troisième point. Ne pas gommer le mai veut dire qu'on doit faire un véritable travail de vie. Faire un travail de vie signifie non seulement être conscient du mal, non seulement faire attention à la manière dont on pense la solution au mal, mais encore faire un véritable travail intérieur. Au lieu de chercher des solutions à la souffrance il faut s'interroger sur l'homme qui est capable de vivre à travers la souffrance et de penser la souffrance.

Le Christ est venu nous libérer de la souffrance
La vie n'est pas un phénomène médical, c'est un phénomène métaphysique et, au-delà, un phénomène spirituel, parce que le fait que l'humanité soit capable de vivre est en soi quelque chose d'extraordinaire. Dans la vie il y a deux aspects extraordinaires, d'abord la création - l'existence de la vie est totalement inexplicable -, et ensuite, c'est le fait qu'il y ait des hommes dans la vie, et qu'il y ait des hommes capables de vivre cette vie et de la traverser avec ce courage, cette patience et cette humilité extraordinaires. Il est très important de comprendre le mal qu'on nous a fait en disant que le christianisme avait glorifié la souffrance, car je crois que c'est l'inverse qui est vrai, je crois que le Christ est venu nous libérer de la souffrance et je voudrais l'illustrer de trois façons.
Je voudrais tout d'abord expliquer une clé métaphysique pour réfléchir à la position du Christ vis-à-vis de la souffrance. Les gens disent que "le Christ est mort, donc il est ressuscité". On m'a notamment écrit très sérieusement pour me rappeler que le vendredi saint est la clé de la résurrection. Or je pense le problème à l'inverse. Le Christ n'est pas ressuscité parce qu'il est mort, mais il est mort, si on peut oser le dire, parce qu'il est ressuscité. La mort n'est pas le passage obligé vers la vie, mais c'est parce que le Christ est vivant qu'il va jusque dans la mort. Si je dis que la mort est la clé de la vie, je parle le langage de la violence, je parle un langage athée et je confonds régénérescence et résurrection. Le Christ n'est pas venu régénérer l'humanité en lui mettant un petit peu de sang neuf, il est venu la renouveler, la révéler et la ressusciter.
Il ne faut pas penser le christianisme en termes de sacrifice. Sinon, on risque de faire fonctionner cette logique délirante qui serait de croire que le Père a offert son Fils à l'humanité pour, quelque part, réparer la faute. Cela voudrait alors dire deux choses, ou bien que l'humanité exige des sacrifices, ou bien que le Père exige des sacrifices à lui-même pour pouvoir en quelque sorte se laver de sa propre colère. L'histoire serait donc un grand processus schizophrénique où Dieu, qui a créé l'humanité, mais qui a besoin de réparer son courroux vis-à-vis de l'humanité, supplicie son propre Fils pour pouvoir s'apaiser lui-même. Ce n'est pas compréhensible et une telle logique justifie la violence dans le monde. On a beaucoup expliqué dans le christianisme la souffrance ainsi. On a beaucoup dit que Dieu voulait souffrir, que Dieu voulait que l'humanité souffre pour qu'elle comprenne qu'il avait envoyé son Fils pour souffrir.

Le Christ a porté la vie jusque dans les enfers de la mort
Il faut interpréter le symbole de Nicée où il est dit : "le Christ a souffert". Il me semble que le Christ n'a pas souffert au sens où il aurait subi. Au contraire, il a porté la vie jusque dans les enfers de la mort et il est mort non pas parce qu'il s'est sacrifié, il est mort parce que l'humanité tient tellement au sacrifice, elle tient tellement à la violence qu'elle n'a pas supporté quelqu'un qui venait lui parier un autre langage que celui de la violence et du sacrifice. En définitive, le langage qui passe mal est, paradoxalement, la fin de la souffrance comme mal, c'est-à-dire porter la vie comme le Christ l'a fait,
Il y a ici quelque chose de résurrectionnel à l'intérieur de la signification de la souffrance, et c'est en ce sens qu'il y a quelque chose d'extraordinaire dans le Christ pour l'humanité entière : personne n'a jamais dit ce qu'a dit le Christ, personne n'a vécu comme a vécu le Christ. Notre tendance naturelle est exactement l'inverse. C'est en ce sens, comme me le disait un moine du Mont Athos, que le Christ a modifié en profondeur la nature de l'homme. On m'objectera que sur la croix le Christ dit : "Père, pourquoi m'as-tu abandonné ?". Je crois que notre vision des choses est malheureusement trop humaine. Elle consiste à penser en termes psychologiques que le Père regarderait le Fils en train de se débattre sur la croix, et que le Christ serait en train de dire à son Père, entre l'angoisse et la colère : "Tu m'as abandonné complètement, vraiment tu aurais pu faire quelque chose pour moi".
Au Mont Athos, plusieurs moines m'ont dit : "Les Pères de l'Eglise, que font-ils devant la Croix ? Ils regardent, ils constatent". Il faut donc interpréter la phrase "Père, pourquoi m'as-tu abandonné ?" comme un constat étonnant. Cela veut dire tout simplement que Dieu est capable d'aller jusqu'au bout. Il est capable de tout donner. Il est capable de vivre la vie jusque dans la mort. C'est donc l'extrême abandon qui qualifie non pas la croix dans la gloire, mais la gloire dans la croix. Ce n'est donc pas une phrase ni de tristesse ni d'angoisse, bien qu'il y ait beaucoup de gens qui disent : "Vous voyez comme le Christ était humain !". Au contraire, cette phrase est inouïe.
Le fait que le Christ ait pu prononcer cette phrase, c'est cela le miracle. Ce qui est à rapprocher de l'icône. Par définition l'icône réside dans le fait de dire que Dieu est tellement infini qu'il peut aussi être fini, Dieu est tellement invisible qu'il peut aussi être visible. Le mystère de la mort est là. Dieu est tellement Dieu qu'il peut aussi mourir sur la croix et il peut aussi dire cette phrase. La seule chose qui peut nous permettre de comprendre la souffrance du Christ, c'est l'icône du Christ elle-même.
Dieu n'a jamais oublié ta souffrance
Je voudrais juste évoquer un dernier point. J'ai beaucoup pensé à cet autre aspect. Dans les Evangiles il est question de la souffrance à propos du paralytique de la piscine de Siloé (Jn 5,1-18). Comme on sait, il s'agit d'une piscine où, quand l'eau bouillonnait, on pouvait se plonger ou être plongé par quelqu'un pour être guéri. Il y a là un paralytique qui attend depuis bientôt trente ans, car du fait de son handicap, il arrive toujours trop tard. Alors il demande à Dieu le pourquoi de sa souffrance, et le Christ lui répond que c'est "pour la plus grande gloire de Dieu". C'est devenu la devise des jésuites, "ad majorem Dei gloriam"...
Méfions-nous de nos interprétations humaines. Une telle interprétation consiste à dire que Dieu est méchant puisqu'il se sert de la souffrance de ce malheureux pour démontrer sa gloire. Malheureusement, il y a des livres où l'on dit que Dieu se sert de ces souffrances, de ces faiblesses, pour démontrer sa gloire. Je pense que quelque part, dans ce genre d'interprétation, Dieu devient un grand pervers qui joue avec les malheurs de l'humanité pour faire exploser sa grandeur, au point que tout cela devient tellement mystérieux qu'on tombe de la perversion dans l'obscurité, de l'obscurité dans l'abîme, et qu'au bout du compte on est terrassé. Il faut se garder d'une intellectualisation psychologique. J'opte donc pour une autre interprétation.
Au moment où le paralytique demande au Christ le pourquoi de sa souffrance et que le Christ lui répond : "Pour la plus grande gloire de Dieu", à qui le paralytique pose-t-il sa question ? Il la pose au Christ. Or le Christ est la Gloire de Dieu, c'est-à-dire qu'au moment même où il pose la question, il a la réponse. La réponse, elle est là devant lui. Cela signifie que ce "pour la plus grande gloire de Dieu" doit être interprété : "Tu souffres toujours devant la plus grande gloire de Dieu", non pas parce que Dieu se sert de ta souffrance, mais parce que Dieu n'a jamais oublié ta souffrance.

Le Christ est ressuscité, nous pouvons donc commencer à vivre
Cela rejoint le problème de l'icône. Au moment où il souffre, d'une certaine façon le paralytique a la réponse à sa souffrance, mais il ne le sait pas et il ne le voit pas. Pour aller plus loin, je dirais : Dieu est ressuscité, donc la souffrance est possible. Ce n'est pas que la souffrance serve à quelque chose, mais que, quelque part, le paralytique est déjà sauvé, mais il ne le sait pas. Je prendrai un parallèle : Dieu ne vient pas pour nous à la fin de l'histoire, il vient au milieu de l'histoire et l'histoire peut commencer. Qu'est-ce qui fait qu'on souffre ? Paradoxalement c'est d'une part une chute, mais à l'intérieur de la chute nous vivons déjà l'histoire du salut, on ne pourrait pas souffrir si on n'était pas déjà sauvé.
Je pense souvent à ce qui nous sépare des Juifs. Les Juifs attendent le Messie à la fin de l'histoire et ils disent qu'on souffre encore parce que le Messie n'est pas encore venu, et nous, chrétiens, nous disons l'inverse, nous disons : le Messie est déjà venu. Un jour, un ami m'a dit : "Tu vois, ce qui nous empêche, nous Juifs, d'accepter le Christ, c'est que si le Christ était venu, il n'y aurait pas eu Auschwitz". Nous, nous disons l'inverse, nous disons le Christ est venu au milieu de l'histoire et à ce moment-là l'histoire peut commencer. Quelles que soient nos souffrances, la vie a tellement de sens qu'elle a déjà et aura toujours plus de sens que toutes les souffrances que nous pouvons supporter. C'est la raison pour laquelle le Christ est venu au centre de l'histoire et on peut donc commencer à vivre. Et comme on peut commencer à vivre il faut savoir qu'on a assez de force en nous pour souffrir tout ce qu'on a à vivre.

(Supplément au SOP N°237 avril 1999) (Le titre et les intertitres sont de la rédaction du SOP. Des passages significatifs de ce texte ont été publiés dans SOP n° 237, à partir d'une transcription non revue par l'auteur.)

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