La 
                          centralité de la Transfiguration dans la spiritualité 
                          orthodoxe
                        
                          conférence prononcée 
                          par le Métropolite Stephanos de Tallinn 
                        lors 
                          de la XXXIe Rencontre Internationale et interconfessionnelle 
                          des Religieuses et des Religieux à Neuendettelsau – 
                          Allemagne du Sud le 16 juillet 2006
                         
                        Quel 
                          est le sens de la Transfiguration, l’une des douze grandes 
                          fêtes de l’année liturgique et quelles en sont les conséquences 
                          pour la vie du monde, c’est à cela que je vais m’efforcer 
                          de vous répondre tout en espérant par avance votre indulgence. 
                          
                        Mon 
                          propos en effet ne sera jamais qu’un pâle reflet de 
                          la profondeur qui se dégage de cet immense mystère. 
                          Bien plus, pour pouvoir s’approcher de la lumière de 
                          la Transfiguration, il faut d’abord prendre la résolution 
                          de gravir son propre Thabor qui est le lieu du cœur 
                          libéré de toutes ses passions. Si en effet c’est l’Esprit 
                          Saint qui nous transfigure, qui fait naître, grandir 
                          et vivre le Christ en nous, alors il faut lui faire 
                          de la place en nous purifiant de tout ce qui peut faire 
                          obstacle au rayonnement de l’Amour divin. Rappelons-nous 
                          de ce que disait déjà le moine Pacôme au 4e siècle : 
                          « Dans la pureté de son cœur, l’homme voit le Dieu invisible 
                          comme dans un miroir ». La transfiguration intérieure, 
                          soulignait le Patriarche Bartholomée tout récemment, 
                          « exige un changement radical ou, pour utiliser le vocabulaire 
                          théologique, la metanoïa …Nous ne pouvons pas être transformés, 
                          si nous n’avons pas d’abord été purifiés de tout ce 
                          qui s’oppose à la transfiguration, si nous n’avons pas 
                          compris ce qui défigure le cœur humain ». (1) Sinon 
                          à quoi bon raisonner sur la nature de la grâce, si l’on 
                          ne ressent pas en soi son action ?
                        Avant 
                          d’aller plus loin, commençons par voir ce qu’il en est 
                          du temps, du moment où se passe l’événement de la Transfiguration.
                        Saint 
                          Nicodème l’Hagiorite, tout comme Eusèbe de Césarée et 
                          bien d’autres dans l’Eglise, est convaincu que la Transfiguration 
                          eut lieu quarante jours avant la Passion, autrement 
                          dit au mois de février et non pas en août comme c’est 
                          le cas maintenant et il reprend vertement Meletios d’Athènes, 
                          qui prétend que la Transfiguration eut lieu le 6 août, 
                          par ces termes : « il aurait dû appuyer ces dires par 
                          quelque témoin et non pas avancer des paroles non contrôlées 
                          et non soutenues par des témoignages » et il s’étonne 
                          de voir comment « il est possible de croire de telles 
                          allégations, qui sont dépourvues de témoignages et de 
                          vraies certitudes » ! (2)
                        Alors, 
                          pourquoi le 6 août et non pas au mois de février ? Certainement 
                          pour des raisons de pédagogie. Au mois de février en 
                          effet, nous tombons en pleine période de Carême, ce 
                          qui risque à cause du jeûne propre à ce temps liturgique 
                          d’atténuer l’éclat festif de cette solennité, laquelle 
                          met en évidence la joie des chrétiens pour la gloire 
                          future dont ils seront un jour revêtus. La fête est 
                          donc déplacée en août et non pas de façon fortuite : 
                          du 6 août au 14 septembre, jour de l’invention de la 
                          Sainte Croix, il y a quarante jours, tout comme il y 
                          a quarante jours entre la Transfiguration et la Passion 
                          du Christ. Il y a donc bien un lien réel entre le Thabor 
                          et le Golgotha.
                         
                          « Ce syndrome du Thabor-Golgotha, écrit Kallistos Ware, 
                          se retrouve dans les textes liturgiques du 6 août. Ainsi 
                          les deux premiers stichères des grandes vêpres, qui 
                          décrivent le moment de la Transfiguration, commencent 
                          d’une manière signifiante par ces mots : avant ta Crucifixion,ô 
                          Seigneur !…Dans le même esprit, aux matines, le premier 
                          stichère des laudes débute par ces mots : avant ta précieuse 
                          Croix et ta Passion… Le lien entre la Transfiguration 
                          et la Crucifixion est souligné de la même manière dans 
                          le kondakion de la fête : Tu t’es transfiguré sur la 
                          montagne, Christ notre Dieu, laissant tes disciples 
                          contempler ta gloire autant qu’ils le pouvaient, de 
                          sorte que, te voyant crucifié, ils puisssent comprendre 
                          que ta souffrance était volontaire… Il convient donc 
                          que les disciples du Christ, au moment de la Crucifixion, 
                          se souviennent de la théophanie du Thabor et qu’ils 
                          comprennent que le Golgotha est également une théophanie. 
                          La Transfiguration et la Passion doivent être comprises 
                          dans les termes l’une de l’autre, et également bien 
                          sûr, dans les termes de la Résurrection » (3).
                        Thabor-Golgotha 
                          : tout est susceptible d’être transfiguré mais cela 
                          n’est possible qu’a travers la Croix, par laquelle la 
                          joie est donnée dans le monde entier. Gloire et souffrance, 
                          autrement dit kénose et sacrifice de la Croix d’une 
                          part et grande joie de la Transfiguration et de la Résurrection 
                          d’autre part, vont donc de pair : dans notre vie comme 
                          dans celle du Christ lui-même, Thabor et Golgotha – 
                          ces deux collines - constituent bien un seul et même 
                          mystère. Pour nous chrétiens, la leçon est claire : 
                          nous sommes présents avec le Christ dans la gloire du 
                          sommet de la montagne, nous sommes aussi présents avec 
                          lui à Gethsémani et au Golgotha. Et c’est bien de cela 
                          qu’il s’agit : toute notre espérance découle de cette 
                          grande certitude, que la Transfiguration conduit à la 
                          Croix et la Croix mène à la Résurrection.
                        Quand 
                          nous lisons l’Evangile, nous voyons que de cet événement 
                          il se dégage trois moments pour notre édification spirituelle 
                          : d’abord la montée, c’est-à-dire l’ascèse, la purification 
                          du coeur , la lutte contre les passions ; ensuite le 
                          repos, la joie, la contemplation de la présence de Dieu, 
                          la communion à Dieu ; et enfin, la redescente dans la 
                          plaine, dans le quotidien, dans la banalité de l’instant. 
                          Cette succession constitue la trame de notre existence 
                          selon que notre vie dans l’Eglise suit ce rythme comme 
                          une sorte de respiration liturgique et plus particulièrement 
                          lorsque nous nous préparons à la Divine Eucharistie. 
                          La Transfiguration a, en ce sens, un caractère eschatologique 
                          ; elle est, selon les mots de saint Basile, l’inauguration 
                          de la glorieuse parousie, du second Avènement du Christ.
                        Venez, 
                          gravissons la montagne du Seigneur jusque dans la maison 
                          de notre Dieu et contemplons la gloire de la Transfiguration, 
                          gloire que tient du Père le Fils unique de Dieu ; à 
                          sa lumière prenons la lumière ; puis, élevés par l’Esprit, 
                          nous chanterons dans tous les siècles la consubstantielle 
                          Trinité ( doxastikon de la litie ). Ainsi, d’ « abord 
                          nous montons, nous escaladons, nous gravissons le chemin 
                          ardu pour arriver aux pieds du Seigneur. Puis nous communions 
                          dans la vision de Dieu, dans la certitude de sa présence 
                          dans nos cœurs. Enfin, nous redescendons au bas de la 
                          montagne, pour y retrouver nos frères et sœurs et le 
                          monde entier qui ignore Dieu. Notre monde, en proie 
                          aux forces sataniques, livré au péché et aux ténèbres. 
                          Tout est lié. Si vraiment nous parvenons à entrer dans 
                          la plénitude de la Transfiguration, ce n’est pas pour 
                          la garder jalousement pour nous, pour notre propre rassasiement, 
                          pour notre propre satisfaction ni notre propre béatitude. 
                          C’est pour nous remplir de Dieu, nous remplir tellement 
                          de sa présence, de sa grâce, de son Esprit, de cet Esprit 
                          qui nous brûle comme un feu car l’Esprit Saint est feu 
                          ;… le feu qui ne se consume pas ou plutôt qui consume 
                          seulement nos impuretés et qui illumine et qui console 
                          et qui réjouit et qui fortifie les cœurs … Pour être 
                          les témoins de la grâce de Dieu dans le monde » (4).
                        Reste 
                          le plus important à commenter : le thème de la lumière 
                          du Thabor. Qu’est-ce que cette lumière qui irradie du 
                          Christ sur la montagne et les apôtres ? C’est, répondent 
                          les Pères de l’Eglise, la manifestation de la gloire 
                          de Dieu. « La lumière inaccessible et sans déclin qui 
                          a brillé sur le mont Thabor…est l’énergie divine. Comme 
                          telle, elle est la lumière une de la Sainte Trinité 
                          », écrit le Père Sophrony, un grand spirituel du XXe 
                          siècle. 
                        Mais 
                          encore ? En ce jour sur le Thabor, le Christ, lumière 
                          qui a précédé le soleil, révèle mystiquement l’image 
                          de la Trinité, chantons-nous au cours des vêpres de 
                          la fête. Tout en étant trinitaire, la gloire de la Transfiguration 
                          est de même plus spécifiquement christique. La lumière 
                          incréée qui rayonne du Seigneur Jésus le révèle comme 
                          « vrai Dieu de vrai Dieu…, consubstantiel au Père », 
                          selon la formule du Credo :Lumière immuable, ô Verbe, 
                          proclame l’exapostilaire de la fête, Lumière du Père 
                          inengendré, dans ta lumière en ce jour au Thabor nous 
                          avons vu la lumière du Père, la lumière de l’Esprit 
                          qui éclaire le monde et ailleurs, dans laudes, …la voix 
                          du Père clairement te proclama son Fils bien-aimé partageant 
                          même trône et consubstantiel…Ce qui fera dire à Saint 
                          Jean Damascène : « le Christ a été transfiguré non pas 
                          en assumant ce qu’il n’était pas, mais en manifestant 
                          à ses disciples ce qu’il était, ouvrant leurs yeux ». 
                          Et saint André de Crète d’ajouter : « A cet instant, 
                          le Christ n’est pas devenu plus radieux ou plus exalté. 
                          Loin de là : il est resté ce qu’il était avant ». Aussi, 
                          selon Paul Evdokimov, « le récit évangélique ne parle 
                          pas de la transfiguration du Seigneur, mais de celle 
                          des apôtres ». La Transfiguration au Thabor ne fut pas 
                          celle du Christ, disent les Pères de l’Eglise, mais 
                          celle des apôtres par l’Esprit Saint. 
                        Avant 
                          d’aller plus loin dans notre propos, il convient de 
                          préciser « qu’il n’y a pas de juxtaposition de l’humain 
                          et du divin en Christ, mais il y a irradiation de la 
                          divinité dans l’humanité du Christ, et cette humanité 
                          du Christ, qui nous englobe tous, nous communions plus 
                          directement avec elle dans les sacrements, c’est-à-dire, 
                          précise Olivier Clément, essentiellement dans le baptême 
                          et l’eucharistie (5). C’est une humanité déifiée et 
                          donc déifiante, la déification ne signifiant pas une 
                          évacuation de l’humain qui serait remplacé par le divin, 
                          mais justement une transfiguration, un accomplissement, 
                          une plénitude du divin : l’humanité du Christ est pénétrée, 
                          transfigurée, par la gloire dont l’imprègne l’Esprit 
                          Saint ; c’est un sôma pneumatikon, un «corps spirituel 
                          comme dit Paul, c’est-à-dire un corps pénétré par l’Esprit, 
                          par la vie divine, par le feu divin ; non pas un corps 
                          dématérialisé mais au contraire un corps pleinement 
                          vivifié. De la même manière, par le mystère de l’Eglise, 
                          la chair de la terre, assimilée par l’Esprit au corps 
                          glorieux du Christ, devient – selon Grégoire Palamas 
                          – pour les chrétiens une source intarissable de sanctification 
                          ».
                        La 
                          Transfiguration n’a pas été un phénomène circonscrit 
                          dans le temps et l’espace. Le Christ n’a pas changé 
                          à ce moment-là : ce sont les apôtres qui ont reçu pour 
                          un moment la faculté de voir le Christ tel qu’il était 
                          dans sa réalité la plus profonde, afin qu’ils comprennent 
                          la signification véritable de la Croix, disent les textes 
                          liturgiques et le texte de l’Evangile : Jésus s’entretenait 
                          avec Moïse et Elie de sa Passion. La gloire vient par 
                          la Croix et la Croix sera alors l’engloutissement de 
                          la mort dans la lumière.
                        C’est 
                          donc parce que les Apôtres ont changé qu’ils ont pu 
                          voir le changement, la transfiguration dans la forme 
                          divine du Christ ; non pas son essence divine, qui est 
                          inatteignable et que par conséquent ils n’auraient pas 
                          pu supporter mais ses énergies - en quelque sorte les 
                          rayons du soleil - par lesquelles, dans son amour infini, 
                          il sort éternellement de lui-même pour se rendre connaissable 
                          et visible. Par la lumière de Dieu les apôtres se sont 
                          trouvés pénétrés, illuminés ; ils ont pu se voir, voir 
                          Dieu et resplendir à leur tour puisque Dieu, selon Grégoire 
                          Palamas, s’est rendu visible non seulement à leur intellect 
                          (nous ) mais aussi à leurs sens corporels qui ont été 
                          « changés par la puissance de l’Esprit divin ». Accessible 
                          aux sens et à l’intellect, la lumière divine « transcende 
                          en même temps toutes les dimensions de notre condition 
                          de créatures, nos sens et notre intellect … L’homme 
                          peut donc contempler, avec ses yeux de chair transformés, 
                          la lumière du Christ, comme les disciples ont pu, de 
                          leurs yeux transfigurés, contempler la gloire du Christ 
                          sur le Mont Thabor » (6). Tout comme les apôtres il 
                          nous est possible à nous aussi de voir Dieu avec les 
                          sens du corps, non pas les sens ordinaires mais, redisons-le 
                          à nouveau, changés par la puissance de l’Esprit divin. 
                          Changement contenu, toujours selon Grégoire Palamas, 
                          dans « l’assomption même de notre nature par l’union 
                          avec le Verbe de Dieu ». C’est dans la mesure où nous 
                          sommes en Christ que l’humanité du Christ pénétrée par 
                          la lumière de l’Esprit se communique à notre humanité.
                        Ainsi, 
                          pour Grégoire Palamas, la lumière divine est une donnée 
                          pour l’expérience mystique ; c’est le caractère visible 
                          de la Divinité, des énergies dans lesquelles Dieu se 
                          communique et se révèle à ceux qui ont purifié leurs 
                          cœurs. 
                        Palamas 
                          en effet s’est trouvé face au problème suivant : comment 
                          l’homme peut connaître Dieu tout en reconnaissant en 
                          même temps que Dieu est par nature inconnaissable ? 
                          Pour en rendre raison, il explique que Dieu est tout 
                          entier essence et tout entier énergie, imparticipable 
                          dans son essence mais en même temps participable dans 
                          ses énergies. L’énergie divine c’est donc le mode existentiel 
                          de Dieu dans lequel celui-ci se manifeste et se communique. 
                          L’énergie divine, c’est Dieu en tant qu’il sort de lui-même. 
                          
                        Pour 
                          Olivier Clément, il y a ici antinomie (7): « Dieu tout 
                          entier se manifeste et Dieu tout entier ne se manifeste 
                          pas ; tout entier il est conçu et tout entier il est 
                          inconcevable pour l’intelligence ; tout entier il est 
                          participé et tout entier il est imparticipable. Il y 
                          a participation à la vie divine et en même temps il 
                          y a transcendance totale et inaccessible de Dieu. Voilà 
                          ce que va tenter de cerner cette distinction de la suressence 
                          inaccessible et des énergies participables. Ce n’est 
                          pas une séparation. Cela ne veut pas dire … qu’en Dieu 
                          il y a une frontière infranchissable : d’un côté l’essence, 
                          de l’autre les énergies. Cela désignerait plutôt deux 
                          modes d’existence de Dieu : d’une part, Dieu dans son 
                          altérité inobjectivable, dans la profondeur inaccessible 
                          de son existence personnelle, qui est amour inépuisable, 
                          unitrinité, et d’autre part Dieu dans le don total qu’il 
                          fait de lui-même, dans la toute présence qu’il nous 
                          donne. Cette distinction ne met pas en cause l’unité 
                          de Dieu…Il ne faut pas dire que tout cela – l’essence 
                          et les énergies – est une seule chose, mais que tout 
                          cela appartient à un seul Dieu vivant… »
                        « 
                          L’homme a été créé en vue de la déification. Mais l’homme 
                          en tant que créature possède aussi sa consistance propre, 
                          il n’est pas de nature divine. Pour décrire le mystère 
                          de cette union de la personne humaine avec son Créateur, 
                          Palamas a écarté l’idée d’une union selon l’essence 
                          (kat’ousian ) qui s’applique seulement aux personnes 
                          trinitaires entre elles, tout comme celle d’une union 
                          selon l’hypostase ou la personne ((kath’ypostasin ) 
                          qui ne s’applique qu’à l’union des natures divine et 
                          humaine dans la personne du Christ. Le seul mode d’union 
                          avec Dieu possible pour la nature humaine est celui 
                          qui s’exerce selon la grâce (kata harin ), c’est-à-dire 
                          selon l’énergie, cette énergie divine étant répandue 
                          à travers l’Eglise par l’Esprit Saint. On voit en quoi 
                          l’Esprit joue un rôle éminent dans cette doctrine inséparablement 
                          théologique et spirituelle… » C’est seulement ainsi 
                          que l’homme deviendra alors de plus en plus homme à 
                          mesure qu’il passera de l’ auto-nomie de la déchéance 
                          à la théo-nomie libératrice, restaurant la communion 
                          perdue avec Dieu (8). 
                        « 
                          Celui qui participe à l’énergie divine…devient lui-même, 
                          en quelque sorte, lumière ; il est uni à la lumière 
                          et avec la lumière il voit en pleine conscience tout 
                          ce qui reste caché à ceux qui n’ont pas cette grâce 
                          ; il surpasse ainsi non seulement les sens corporels, 
                          mais aussi tout ce qui peut être connu ( par l’intelligence 
                          ) car les cœurs purs voient Dieu (…) qui, étant la lumière 
                          habite en eux et se révèle à ceux qui l’aiment, à ses 
                          bien-aimés » (9). L’union à Dieu, la vision lumineuse 
                          est pour l’homme à la fois pleinement objective, pleinement 
                          consciente, pleinement personnelle parce que tout être 
                          humain porte en lui l’image du Créateur, de sa participation 
                          libre à la vie divine. « L’homme, écrit Cyrille d’Alexandrie, 
                          reçut dès l’origine le contrôle de ses désirs et pouvait 
                          suivre librement les inclinations de son choix parce 
                          que la Déité, dont il est l’image, est libre ». Ainsi, 
                          cette union ne se résout jamais en une intégration de 
                          la personne humaine dans l’Infini divin ; elle est au 
                          contraire l’accomplissement de sa destinée libre et 
                          personnelle. De là également l’insistance des spirituels 
                          byzantins sur la nécessité d’une rencontre personnelle 
                          avec le Christ, lieu où, par excellence, ont convergé 
                          une fois pour toutes l’expérience de l’homme par Dieu 
                          et celle de Dieu par l’homme. « Ce n’est plus moi qui 
                          vis, c’est le Christ qui vit en moi » proclame saint 
                          Paul.
                        La 
                          théologie de la lumière est donc inhérente à la spiritualité 
                          orthodoxe : l’une est impossible sans l’autre. Derrière 
                          cette doctrine, on trouve l’idée fondamentale de l’homme 
                          fait à l’image et à la ressemblance de Dieu, la Sainte 
                          Trinité. Le thème constant de saint Jean l’Evangéliste 
                          est l’union personnelle et organique entre Dieu et l’homme 
                          ; pour Saint Paul, nous venons de le voir, la vie chrétienne 
                          est avant tout vie en Christ. Le mystère de la Rédemption 
                          signifie donc la récapitulation de notre nature par 
                          le Christ, Nouvel Adam et dans le Christ. Le mystère 
                          de la Pentecôte nous rappelle que l’œuvre de notre déification 
                          s’accomplit en nous par le Saint Esprit, Donateur de 
                          la grâce, celle-ci n’étant pas considérée par les Pères 
                          grecs comme un effet créé ; elle est l’énergie même 
                          de la Divinité se communiquant dans l’Esprit Saint. 
                          « Tu es devenue belle, mon âme, en t’approchant de ma 
                          lumière ; ton approche a attiré sur toi la participation 
                          de Ma beauté. S’étant approchée de la lumière, écrit 
                          Grégoire de Nysse, l’âme devient lumière ». La double 
                          économie du Verbe et du Paraclet a pour but l’union 
                          des êtres créés avec Dieu. Ici cependant, Créateur et 
                          créature ne fusionnent pas en un seul être ; dans la 
                          théologie mystique orthodoxe, l’homme ne perd jamais 
                          sa propre intégrité. Même déifié il reste distinct mais 
                          non séparé de Dieu : l’homme déifié ne perd pas son 
                          libre arbitre mais c’est tout aussi librement, par amour, 
                          qu’il se conforme à la volonté de Dieu. L’homme ne devient 
                          pas Dieu par nature, mais il est seulement créé dieu, 
                          un dieu par grâce. L’Eglise Orthodoxe écarte de cette 
                          façon toute forme de panthéisme.
                        Pour 
                          saint Syméon le Nouveau Théologien (10) l’expérience 
                          de la lumière, qui est la vie spirituelle consciente 
                          ( gnosis ), révèle la présence de la grâce acquise par 
                          la personne. « Nous ne parlons pas des choses que nous 
                          ignorons, dit-il, mais de ce qui nous est connu nous 
                          rendons témoignage. Car la lumière brille déjà dans 
                          les ténèbres, dans la nuit et dans le jour, dans nos 
                          cœurs et dans nos esprits. Elle nous illumine, cette 
                          lumière sans déclin, sans changement, inaltérable, jamais 
                          éclipsée ; elle parle, elle agit, elle vit et elle vivifie, 
                          elle transforme en lumière ceux qu’elle illumine. Dieu 
                          est lumière et ceux qu’il rend dignes de le voir le 
                          voient comme lumière ; ceux qui l’ont reçu, l’ont reçu 
                          comme lumière. Car la lumière de sa gloire précède sa 
                          Face et il est impossible qu’Il apparaisse autrement 
                          que dans la lumière. Ceux qui n’ont pas vu cette lumière 
                          n’ont pas vu Dieu car Dieu est lumière. Ceux qui n’ont 
                          pas reçu cette lumière n’ont pas encore reçu la grâce 
                          car en recevant la grâce, on reçoit la lumière divine 
                          et Dieu… »
                        La 
                          fête de la Transfiguration nous rappelle ainsi que le 
                          mystère de la déification de l’homme ne peut se réaliser 
                          qu’à travers l’illumination de tout l’être, par laquelle 
                          Dieu se révèle. Ce n’est pas un état passager qui ravit, 
                          qui arrache pour un moment l’être humain à son expérience 
                          habituelle. C’est une vie pleinement consciente dans 
                          la lumière divine, dans la communion incessante avec 
                          Dieu.
                        Dieu 
                          en s’incarnant n’a pas seulement sanctifié l’humanité 
                          mais aussi le monde entier. Et le monde est inexorablement 
                          lié à l’homme comme « le lieu de Dieu » où se découvre 
                          la gloire de la Trinité à la racine même des choses. 
                          Pour cette raison, la vocation de l’homme consiste, 
                          dans sa liberté personnelle, à transcender l’univers 
                          non pas pour l’abandonner mais pour le contenir, lui 
                          dire son sens, lui permettre de correspondre à sa secrète 
                          sacramentalité, le « cultiver », lui parfaire sa beauté, 
                          bref le transfigurer et non pas le défigurer. La Bible, 
                          ne l’oublions pas, présente le monde comme un matériau 
                          qui doit aider l’homme à prendre historiquement conscience 
                          de sa liberté offerte par Dieu. C’est dans le monde 
                          que l’homme exprime sa liberté et qu’il se présente 
                          comme une existence personnelle devant Dieu (11). La 
                          conséquence en est que l’homme ne peut faire transparaître 
                          Dieu en soi-même sans faire transparaître Dieu dans 
                          le monde ou sans se faire transparent comme image de 
                          Dieu dans le monde.
                        Ainsi 
                          l’homme représente pour l’univers l’espoir de recevoir 
                          la grâce et de s’unir à Dieu car il n ’y a pas de discontinuité 
                          entre la chair du monde et celle de l’homme, l’univers 
                          est englobé dans la nature humaine. C’est aussi le risque 
                          de la déchéance et de l’échec dès lors que, détourné 
                          de Dieu, l’homme ne verra des choses que l’apparence, 
                          « la figure qui passe » ( 1 Cor 7,31 ) et leur donnera 
                          en conséquence un « faux nom ». Tout ce qui se passe 
                          en l’homme a bien une signification universelle et s’imprime 
                          sur l’univers. La révélation biblique nous place devant 
                          un anthropocentrisme résolu, « non pas physique mais 
                          spirituel puisque le destin de la personne humaine détermine 
                          le destin du cosmos » (12). L’univers ne connaît pas 
                          l’homme, mais l’homme connaît l’univers. L’homme a besoin 
                          de l’univers, mais l’univers a surtout besoin de l’homme. 
                          Autrement dit : l’homme se présente comme l’axe spirituel 
                          de tout le créé, de tous ses plans, de tous ses modes 
                          parce qu’il est le résumé de l’univers ( microcosme 
                          ) et l’image de Dieu ( microtheos ) et parce qu’enfin 
                          Dieu s’est fait homme pour s’unir au cosmos tout entier.
                        Les 
                          textes patristiques soutiennent très fréquemment l’idée 
                          que l’homme est un être de raison (logikos ) à cause 
                          précisément de sa création à l’image même de Dieu. C’est 
                          ce qu’affirme entre autres avec netteté saint Athanase 
                          le Grand lorsqu’il traite de ce sujet. De même nous 
                          pouvons comprendre que l’homme est créateur car il est 
                          à l’image par excellence de son Créateur. Il est aussi 
                          souverain car le Christ, à l’image duquel il a été créé, 
                          est le Seigneur et le Roi qui domine l’univers. Il est 
                          libre, car il est à l’image de la liberté absolue. Il 
                          est enfin responsable pour toute la création comme il 
                          en est et la conscience et par-dessus tout le prêtre 
                          puisqu’il a pour modèle le Christ, Grand Prêtre. Mais 
                          il ne suffit pas de dire que l’homme est microcosme 
                          parce qu’il récapitule en lui tout l’univers. Sa vraie 
                          grandeur réside dans le fait qu’il est « appelé à être 
                          Dieu », à devenir « Eglise mystique » puisqu’il est 
                          la jointure entre le divin et le terrestre et que de 
                          lui diffuse la grâce sur toute la création (13). C’est 
                          dire que la situation du cosmos, sa transparence ou 
                          son opacité, sa libération en Dieu ou son asservissement 
                          à la corruption et à la mort dépendent de l’attitude 
                          fondamentale de l’homme, de sa transparence ou de son 
                          opacité à la lumière divine et à la présence du prochain. 
                          C’est la capacité de communion de l’homme qui conditionne 
                          l’état de l’univers. Du moins initialement et maintenant 
                          en Christ, dans son Eglise.
                        « 
                          La Transfiguration est quelque chose qui concerne la 
                          cosmologie, qui concerne notre sentiment même de l’être 
                          des choses. L’être des choses est potentiellement sacramentel. 
                          Il y a une potentialité sacramentelle dans la matière, 
                          qui s’exprime dans la Transfiguration : le monde a été 
                          créé pour être transfiguré. Cette transfiguration, c’est 
                          l’homme qui doit l’accomplir ; en Christ qui est l’homme 
                          parfait, elle est accomplie mais elle est secrète, elle 
                          est enfouie, cachée dans la détresse de l’histoire, 
                          et le monde reste figé dans son opacité, par le péché 
                          et le refus des hommes. C’est pourquoi la création tout 
                          entière gémit dans les douleurs de l’enfantement du 
                          nouveau ciel et de la nouvelle terre. Il s’agit de faire 
                          monter à la surface du monde l’incandescence secrète. 
                          L’image employée ici par saint Maxime le Confesseur 
                          est justement l’image du buisson ardent. Le monde en 
                          Christ est secrètement, liturgiquement, sacramentellement, 
                          buisson ardent, et il s’agit – c’est cela la sanctification 
                          – de faire transparaître, à travers les visages et les 
                          regards, cette incandescence secrète » (14). 
                        La 
                          Transfiguration devient ainsi la clef de l’histoire 
                          véritable, qui est l’histoire de la lumière, qui est 
                          l’histoire du feu, ce feu toujours présent mais qui 
                          a besoin pour tout embraser que des hommes se laissent 
                          consumer puisque le cœur de l’homme, quand il est touché 
                          par la lumière divine, devient le cœur du monde et communique 
                          la lumière, découvre les choses et les êtres dans leur 
                          vérité christique, c’est-à-dire dans la lumière de la 
                          Transfiguration : Selon Grégoire Palamas, « l’homme 
                          authentique, quand il prend comme chemin la lumière, 
                          s’élève ou plutôt est élevé sur les cimes éternelles 
                          ; il commence à contempler les réalités qui sont au-delà 
                          du monde, mais sans être séparé de la matière qui l’accompagne 
                          dès le début, car il ne s’élève pas sur les ailes imaginaires 
                          de son raisonnement, mais réellement, par la puissance 
                          indicible de l’Esprit » (15).
                        En 
                          fait, ce qu’il nous faut témoigner, c’est que le christianisme 
                          est la religion de la personne, de la communion, de 
                          la liberté, de la transfiguration non seulement de chaque 
                          être mais aussi de tout le cosmos. Nous ne sommes pas 
                          orphelins dans la prison indéfinie du monde : Dieu est 
                          la source d’une vie plus forte que la mort, la source 
                          de la joie qui vient à nous dans un immense mouvement 
                          d’incarnation : l’humain et le divin enfin s’unissent 
                          sans se confondre, le Christ est ressuscité. Toute notre 
                          existence est désormais déchiffrée à partir de la lumière 
                          qui jaillit du tombeau vide. Le néant n’existe pas : 
                          notre vérité d’homme, dès ici-bas, c’est bien la résurrection.
                        Aussi, 
                          pour celui qui acquiert l’amour, « les ténèbres se dissipent 
                          et la lumière véritable paraît déjà » ( Jn 1,8 ). La 
                          lumière divine apparaît ici-bas dans le monde, dans 
                          le temps. Elle se révèle dans l’histoire mais elle n’est 
                          pas de ce monde, c’est le commencement de la parousie 
                          dans les âmes saintes et sanctifiés, prémices de la 
                          manifestation finale lorsque Dieu apparaîtra dans sa 
                          lumière inaccessible à tous ceux qui demeurent dans 
                          les ténèbres des passions, à ceux qui vivent attachés 
                          aux biens périssables. A ceux-là, ce jour apparaîtra 
                          soudain, inattendu, comme le feu que l’on ne peut supporter. 
                          Ceux par contre qui marchent dans la lumière ne connaîtront 
                          pas le Jour du Seigneur, car ils sont toujours avec 
                          Dieu, en Dieu.
                        +Stephanos, 
                          Métropolite de Tallinn et de toute l’Estonie.
                        
                        BIBLIOGRAPHIE 
                          :
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                          exige la metanoïa », in SOP n° 306, Paris – mars 2006, 
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                          ( 2) : P.B.PASCHOS : « La Théologie de la Transfiguration 
                          « in EROS ORTHODOXIAS ( en grec ), Ed. Apostoliki Diaconia 
                          de l’Eglise de Grèce, Athènes 1978, pp. 51 – 57.
                          ( 3) : Ev.Kallistos WARE : « La Transfiguration du Christ 
                          et la souffrance du monde », in SOP n° 294, Paris – 
                          janvier 2005, pp. 20-26.
                          ( 4) : Boris BOBRINSKOY : « La Transfiguration » , Homélie. 
                          Bussy-en-Othe, 19 août 1995.
                          ( 5) : Olivier CLEMENT : « Saint Grégoire Palamas et 
                          la Théologie de la Transfiguration », supplément au 
                          SOP n° 131, Paris septembre-octobre 1988, pp. 1 - 17.
                          ( 6) : Michel STAVROU : « La transfiguration du corps 
                          et du cosmos dans la théologie byzantine », in SOP n° 
                          247, Paris – avril 2000, pp. 24 – 28.
                          ( 7) : Olivier Clément, loc.cit.
                          ( 8) : Michel Stavrou, loc.cit.
                          ( 9): Grégoire PALAMAS : « Sermon pour la fête de la 
                          Présentation de la Mère de Dieu », éd. Sophocles, 176-177.
                          (10) : Syméon le Nouveau Théologien : Homélie LXXIX.
                          (11) :Constantin GREGORIADIS : « Le Monde en tant que 
                          création et la révolte de l’Humanisme autonome » in 
                          CONTACTS n° 57, Paris 1967, pp. 75 – 78.
                          (12) : Olivier CLEMENT : a) « Questions sur l’Homme 
                          », STOCK, Paris 1972 ;
                          b) « La Résurrection chez Berdiaev », CONTACTS n° 78-79, 
                          p.213
                          (13) : a) Panayotis NELLAS : « Théologie de l’image. 
                          Essai d’anthropologie orthodoxe » in CONTACTS n° 84, 
                          Paris 1973, pp.261-268.
                          b) Athanase le Grand : « Incarnation du Verbe »,3, PG 
                          25,101 B ; 4, PG 25, 104 CD
                          c) R.BERNARD : « L’Image de Dieu d’après saint Athanase 
                          », Aubier, Paris 1952, pp. 2 et 91 – 126.
                          d) Vladimir LOSSKY : « Théologie mystique de l’Eglise 
                          d’Orient », Aubier, Paris, 1990, pp. 109 – 129.
                          e) Nicolas CABASILAS : « La Vie en Christ », 3,PG 150, 
                          572 B.
                          (14) : Olivier Clément, loc.cit.
                          (15) : Olivier Clément, loc.cit.