MEDITATION
POUR LE TEMPS DE L’AVENT *
Tous les maux et toutes les divisions viennent du cœur
chaque fois qu’il perd lui-même sa paix et son unité
intérieures (Mt 12/34).
Avoir pour Dieu un cœur de fils, pour
le prochain un cœur de mère et pour soi-même un cœur
de juge nous rappelle que tant que l’homme vit, il doit
se battre sans trêve ni répit d’abord pour se vaincre
soi-même . Le premier et le plus grand ennemi de l’homme,
c’est l’homme lui-même, perfide à l’égard de lui-même
. Et cela parce qu’il n’écoute pas l’autre ; il écoute
ce que lui dit sa propre pensée . Tant que l’homme prêtera
le flanc aux simagrées de son ego, il ne pourra pas
entrer dans « ce monde de la Grâce », dont parle Saint
Paul . Au contraire, le premier effet de la perception
de la Grâce agissante est d’éloigner l’attraction que
l’ ego effectue sur l’esprit humain . Sous l’effet de
la Grâce, le quotidien est d’une facilité saisissante,
tandis que tous nos meilleurs efforts restent lourds
et pesants tant qu’ils sont accomplis selon la volonté
sourde de l’ ego .
Etre chrétien, c’est d’abord adhérer
personnellement au Dieu vivant, pleinement révélé par
Jésus, son Fils, son Christ, c’est-à-dire son Messie
. Cela veut dire qu’on ne peut pas transformer la vie
spirituelle en une simple éthique sociale ni réduire
le vécu chrétien à la seule philanthropie ou aux valeurs
qui viseraient uniquement à faciliter le bon fonctionnement
de la société . Notre vocation première, c’est de «
nous consacrer nous-mêmes, les uns les autres, et toute
notre vie au Christ, notre Dieu » .
Etre un disciple du Christ, c’est être un homme ou une
femme libre que les menaces n’effraient pas, que l’argent
n’achète pas, que les habitudes et les passions n’enchaînent
pas . Une personne dont la conduite n’est pas dictée
par une morale de groupe ou un conformisme social, mais
par la Parole de Dieu librement accueillie et acceptée
. De sorte que cette même Parole devienne notre propre
langage, qu’Elle structure nos propres pensées, qu’Elle
forme et reforme le cœur trop endurci de l’homme . Cela
s’obtient, sous la conduite du Saint Esprit, par la
lecture de la Bible. Les Saintes Ecritures en effet
nous permettent d’entrer dans une communion profonde,
intime avec Dieu – Père, Fils et Esprit Saint . Par
Elles, le cœur et l’esprit de l’homme s’ouvrent devant
le grand mystère de l’amour divin ; mystère du Dieu
Père qui désire et qui cherche inlassablement à entrer
en communion intime et profonde avec chaque être humain,
objet de son amour ineffable et sans limites .
Cela va bien au-delà d’une simple expérience
immédiate, émotionnelle de la foi, promettant la délivrance,
la santé et la prospérité à travers le don et l’ascèse
. Au jour du Jugement dernier, Jésus nous demandera
quel Dieu nous avons adoré : l’idole de l’ambition et
de la réussite ou bien le Dieu Père, le Dieu de compassion,
plein de tendresse envers tous ceux qui cherchent avant
tout les vertus des Béatitudes, la pureté du cœur, la
paix pour le monde ? L’important donc ici est de savoir
distinguer entre les critères du bien et du mal ; entre
le permanent et l’éphémère, entre l’existence vraie
et l’organisation de l’existence .
Aspirer à un tel état, c’est déjà commencer
à le vivre . Au départ il y a la foi . La foi engendre
l’ amour . Ce dernier suscite les bonnes œuvres qui,
à leur tour, nous donnent d’accéder à la vision de Dieu
. « Cette vision se fait au niveau du cœur . C’est pourquoi
il a été dit que les cœurs purs verront Dieu . Cela
ne se passera pas dans le siècle à venir, dans le Royaume,
mais déjà dans le temps présent . Si l’amour de Dieu
fait sa demeure en toi, si tu es conscient que tu es
aimé de Lui, tu te libères de tout ( 1 Cor.7, 29-31)
. » ( métropolite Georges Khodr du Mont-Liban in SOP
243, Paris 1999, pp.33-34 ) .
Se comporter de la sorte ce n’est pas
quitter ce monde mais un chrétien ne doit jamais perdre
de vue qu’il vit aussi dès maintenant dans le Royaume
qui régit son cœur . Il ne vit plus selon la figure
de ce monde puisqu’il assume celle du Christ .
On nous rétorquera sans doute : « vous oubliez que nous
vivons dans un monde méchant, mensonger, vil, retors,
lubrique et versatile ». Nous savons tout cela mais
nous voulons quant à nous voir éclore un monde nouveau,
que les hommes deviennent des créatures nouvelles .
Le monde dans lequel nous vivons a sa logique et nous
qui tendons vers le Royaume avons notre logique et nous
savons bien que nous serons persécutés et que nous vivrons
de nombreuses tribulations à cause de cela . Saint Paul,
dans sa lettre aux Romains ( 5, 3-5 ) ne cesse de nous
rappeler que « les tribulations produisent la constance,
la constance une vertu éprouvée, la vertu éprouvée l’espérance
. Et l’espérance ne déçoit point » .
Pour dire les choses simplement : il
n’y a pas de vie sans effort . Tout effort étant une
crucifixion, ceux qui acceptent de monter sur la croix
ont choisi leur lot – celui de la Résurrection, dès
ici-bas .
La logique divine, elle aussi, est simple
. Elle nous demande de témoigner . Or le témoignage
consiste à voir Dieu ici et maintenant et d’en être
les témoins . Maintiens ton regard rivé à tout instant
sur Dieu et tu Le trouveras toujours à ta droite et
Il ne permettra pas que tu vacilles ( Actes 2, 25 )
et le monde ne t’ éblouira pas pour mieux t’engloutir
.
En fait, que vaut le monde tout entier
quand il se prive des dons qui viennent d’en haut ?
Seule la lumière divine, si elle habite l’homme comme
un feu et devient sa vie même, peut le relever de la
mort et lui annoncer de façon probante la victoire divine
de la Résurrection .
Autrement dit : tout part de Jésus et
tout aboutit à Lui . C’est Lui qui assume tous les hommes
. Il est à la fois cette immensité dans laquelle nous
sommes membres les uns les autres et, en même temps,
Il est cet Ami qui accueille chacun qui aime chacun
et, comme se plaisait à le dire le Patriarche Athénagoras,
qui préfère chacun . C’est pourquoi, Saint Paul n’hésitera
pas à écrire : « Vous ne vous appartenez pas, vous avez
été rachetés pour un prix », sous-entendu au prix du
sacrifice de Jésus-Christ . Et il termine par cette
invitation : « Glorifiez donc Dieu dans votre corps
( ou par votre corps) » ( 1Cor. 6, 19-20 ) .
Cet appel ou cet avertissement s’applique
particulièrement aujourd’hui à la vie professionnelle
menée par la vaste majorité d’entre nous . Plutôt que
de nous laisser succomber à la tentation de faire une
idole de nos projets, de notre travail, de nos ambitions,
nous sommes appelés en premier lieu à suivre le chemin
vers le Royaume des cieux, à œuvrer en vue de notre
salut, à intensifier et approfondir notre vie spirituelle,
c’est-à-dire notre vie dans l’Esprit de Dieu . Et enfin,
nous sommes appelés à offrir toute notre vie en sacrifice
de louange à la gloire de Dieu .
« Pour ceux qui sont réellement pris
par l’acharnement au travail, et qui sont dépendants
de l’activité professionnelle comme on peut l’être d’une
drogue dure, faire une telle offrande de leur vie exige
un immense retournement, une libération intérieure,
une orientation tout à fait nouvelle . Cela exige d’abord
un acte de repentir au niveau du cœur . Et le premier
pas dans ce mouvement de repentir et de conversion à
l’égard de notre vie professionnelle concerne notre
famille, les relations entre époux comme entre parents
et enfants… » ( Jean Breck in SOP 225, Paris 1998, p.20
) .
Glorifier donc le Seigneur dans son
corps ou par son corps, cela signifie que Dieu veut
que rien ne soit perdu mais Il veut aussi que nous changions
nos intentions et l’usage que nous faisons de toute
chose et qu’en même temps la pureté prévale dans toutes
les utilisations qui sont du ressort de notre quotidien
.
Trois exigences me semblent s’imposer
ici .
Première exigence : tenter de faire
coïncider, au moins autant que faire se peut, le dire
et le faire .
On ne peut pas changer le cours du monde
. Les guerres et les péchés continuent de prévaloir
. Le réalisme impose d’admettre que le monde a toujours
été comme cela et que rien ne changera . Mais le réalisme
ne doit pas tuer l’espérance tout comme il ne doit pas
réduire ou arrêter l’effort : la figure du monde, nous
le savons bien, restera toujours la même . Ce qu’il
faut changer, c’est l’ordre du monde ainsi que son esprit
. Les Ecritures Saintes ne disent nulle part que, lors
du Second Avènement, Dieu trouvera un monde meilleur
. Mais cela ne doit en aucun cas nous détourner de notre
responsabilité d’œuvrer à améliorer le monde et à amener
les autres, qui sont nos frères et sœurs, à une naissance
nouvelle par la vérité qui est en nous . Il ne faut
jamais perdre de vue que notre monde vit sur plusieurs
registres . La lumière y voisine avec les ténèbres .
Le chrétien doit incessamment éclairer les ténèbres
et répandre la lumière autour de lui . C’est en adoptant
les desseins de Dieu que le monde s’adaptera aux méthodes
divines .
Deuxième exigence : essayer de penser
un peu moins contre .
Ne traitons pas les autres comme nous
ne souhaitons pas qu’ils nous traitent . Ils ont leur
manière d’aimer le Christ ; ils ne manquent ni de sainteté,
ni de création de beauté, ni d’intelligence de la foi
. Nous n’avons pas à condamner mais à témoigner et à
partager . Il peut en résulter un grand approfondissement
pour les autres et pour nous-mêmes .
Et encore . L’autre n’est connu que
de Dieu seul . Lui seul est juge. Nous n’avons pas à
préfigurer le Jugement à Sa place et encore moins à
jouer au juge .
« Certes, il y a les réalistes ou ceux
qui se prétendent tels, qui se déclarent des maîtres
de l’analyse psychologique et psychiatrique mais ils
ne sont souvent que pétris de préjugés . Supposons qu’ils
peuvent découvrir certains faits ou même tout ce qui
concerne la personne analysée . Cela voudrait-il dire
que tous ces agissements viennent réellement du cœur
? Si personne ne peut juger son propre cœur, car il
n’y a qu’un seul, Dieu, qui puisse sonder les cœurs
– y compris le mien – et les reins, comment puis-je
me permettre d’examiner les secrets intimes des autres,
quelles que soient leurs paroles ou leur comportement
? L’être humain est un mystère dont Dieu seul, qui l’a
créé, peut sonder les profondeurs . Et dans la même
logique, tout pécheur est aussi un mystère . Il ne m’a
été donné que d’essayer de guérir les blessures du pécheur
. A l’instant où je contribue plutôt à le briser, je
me brise moi-même » ( métropolite Georges Khodr du Mont-Liban
in SOP 241, Paris 1999, p.33 ) .
Troisième exigence : rendre au travail
de l’Esprit Saint dans l’histoire sa dimension ouverte
et créatrice .
L’Esprit, quand il prend la décision
de souffler, trouve toujours ses propres moyens d’expression
. Et ces moyens ne se limitent pas au domaine de la
raison . La raison, si elle ne visite pas le cœur pour
s’y illuminer et reconnaître ses propres limites et
sa fragilité, sera de plus en plus acide et se contentera
d’accumuler les choses sans plus . Le cœur seul est
le lien entre toutes choses .
Ce que je veux dire ici, c’est que chaque
être est plus important que ses œuvres . Toute organisation
du monde, si elle se limite à l’esprit du monde, périra
avec le monde . Il faut bien reconnaître qu’il y a par
moments dans nos Eglises des réalisations notoires et
des institutions florissantes qui se sont pourtant avérées
étrangères à l’Esprit Saint .
De même les hommes, même au plus profond
du désert, ont besoin d’être aimés . Mais qui peut prétendre
agir de la sorte s’il ne croit pas en Dieu, s’il ne
réalise pas qu’il est en Dieu et qu’il voit toute l’existence
par son regard ? Dis-toi bien que ton frère ne se repentira
que si tu l’aimes . Il faut donc l’aimer, le reconnaître
meilleur que toi ; reconnaître tout pécheur, tout criminel,
tout dépravé plus beau que toi car tu as été appelé
pour voir les vicissitudes en toi-même et jamais dans
les autres . Encore une fois : parce que l’autre n’est
connu que de Dieu seul, seul Dieu peut le juger !
Objection, me direz-vous : qu’en est-il
alors de la justice sociale, de la justice humaine voire
même de la justice ecclésiale ? Comment fixer en soi
les frontières de ce qui est permis ou non, de ce qui
est possible ou non ?
Je vous répondrai par ce récit ( Père
Syméon Cossek, in SOP 225, Paris 1998, pp.26 et suivantes
). Saint Jérôme, dans une vision, est interrogé par
le Seigneur qui lui dit ; « Que me donnes-tu aujourd’hui,
Jérôme ? - Je te donne, Seigneur ma prière. Bien, dit
le Seigneur, mais encore ? -Seigneur, je te donne mon
ascèse . Très bien, dit le Seigneur, et quoi d’autre
? –Seigneur, je te donne toutes mes nuits de veille
. Très bien, Jérôme, et que me donnes-tu encore ? –
Seigneur, je te donne tout l’amour que je porte à ceux
qui viennent me visiter . Parfait, dit le Seigneur,
et encore ?-Oh, Seigneur, dit Jérôme, mais je ne sais
plus, je n’ai plus rien…Es-tu bien sûr, Jérôme ? – Mais
oui, s’exclame Jérôme ! Alors le Seigneur dit à Jérôme
: « Il y a quelque chose que tu ne m’as pas donné, ce
sont tes péchés »…
C’est exactement le résumé de l’expérience
de la Samaritaine et de Zachée, qui eux ont donné leurs
péchés, affirme le Père Syméon . Et cela pourrait être
aussi la nôtre, après tout !
Quoiqu’il en soit, le Seigneur attend
que nous venions dans l’état où nous sommes, pauvres,
faibles, démunis, chaotiques pour lui dire ; « Je sais
que tu m’aimes et je viens dans l’état où je suis, panse
mes plaies par le baume de ta miséricorde » .
Cela n’est possible que si nous nous
posons sous le regard de Dieu avec humilité . L’humilité
n’est pas une vertu qui nous est spontanée, elle n’est
pas facile à acquérir, c’est l’antidote de l’orgueil
. Or, depuis Adam jusqu’à la fin des temps, l’homme
est marqué par l’orgueil .
C’est pourquoi, « la véritable thérapie
de l’orgueil, c’est l’humilité . L’humilité ne peut
être qu’un cadeau de Dieu qui commence par ce regard
d’amour qui se pose sur nous un jour, quelles que soient
les circonstances de cette rencontre avec le Seigneur
. Il est nécessaire qu’un jour, dans nos vies, le Seigneur
nous rencontre, nous parle, nous aime de telle façon
que nous comprenions, non par notre intellect mais par
le cœur que nous sommes aimés …Ceci est très important,
car nous sommes tentés en permanence par le désespoir,
par la révolte, face à notre faiblesse, quelle qu’en
soit la forme . A certains moments nous ne voulons plus
entendre parler de cette faiblesse, nous ne la supportons
plus. Mais là où nous faisons erreur c’est lorsque nous
prenons le chemin de la révolte ou alors de la désespérance
– chemin sans issue, chemin du néant » (Père Syméon
Cossec, loc.cit. ) .
Amenés à lutter contre les passions,
contre notre faiblesse et notre péché, nous ne pouvons
le faire que si véritablement nous avons reçu la miséricorde
du Seigneur et la grâce de l’humilité . C’est alors
que nous pourrons vraiment accéder au repentir et à
la conversion .
D’où l’importance de l’habitude de la
prière qui nous apprend comment le Christ fait participer
chacun à son amour selon ses capacités .
Tout dans notre vie découle de notre
capacité et de notre désir de prier . La prière nous
situe toujours dans le moment présent alors que nous
sommes sans cesse tentés de vivre soit dans le passé
soit dans l’avenir, jamais dans le moment présent .
Nous avons donc besoin d’une prière quotidienne afin
de nous ramener sur terre, de nous ramener à la réalité,
là où Dieu nous appelle à assumer notre vie, nos rapports
et nos responsabilités vis-à-vis des autres, pour que
la prière devienne le fondement de tout ce que ce nous
sommes, de tout ce que nous disons, de tout ce que représente
notre témoignage dans le monde et pour le monde au nom
de Dieu, notre Père .
Ainsi, nous voyant sous la lumière de
Dieu, nous pourrons enfin dire au Seigneur : « Purifie-moi
et aide-moi à me transformer ou plutôt, transforme-moi,
aide-moi à me tourner vers toi sans cesse, sans un regard
en arrière ».
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* Cette méditation est une compilation à partir de divers
textes parus dans la revue mensuelle SOP - Paris, n°225,
241, 243.
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