Saint
Martin, apôtre de la Gaule et évêque
de Tours ( 317-397
Il
y a, en France, 237 communes répertoriées
qui portent le nom de saint Martin. Pour nous en tenir
à notre seule région "Provence Alpes
Côte d'Azur", il y a Saint-Martin-de-Crau,
dans les Bouches-du-Rhône, près d'Arles
; dans le Var, près de Brignoles, Saint-Martin-de-Pallières
; et Saint-Martin près de Rians ; dans les Alpes
Maritimes, Saint-Martin-Vésubie, Saint-Martin-du-Var
et, près de Guillaumes, Saint-Martin-d'Entraunes
; dans les Alpes de Haute-Provence, près de Gréoux-les-Bains
et de Valensole, Saint-Martin-de-Bromes, Saint-Martin-les-Seyne,
près de Selonnet et, près de Manosque,
Saint-Martin-les-Eaux ; dans le Vaucluse, Saint-Martin-de-la-Brasque
et, près de Viens, Saint-Martin-de-Castillon
; dans les Hautes-Alpes, près de L'Argentière-la-Bessée,
Saint-Martin-de-Queyrières.
Plus de 3.600 églises sont dédiées
à saint Martin. Et il y a tous les lieux-dits,
les hameaux, les abbayes, les fontaines, les ponts appelés
du nom de ce saint on ne peut plus populaire chez nous.
Dans le monde entier, un nombre considérable
de lieux font référence à saint
Martin de Tours. Entre le 5ème et le 15ème
siècles cinq papes de Rome ont porté le
nom de Martin. Chacun sait que Luther se prénommait
Martin.
Pourquoi
donc cet engouement et cette vénération
pour ce saint ? Comment expliquer que sa renommée
universelle dure ainsi depuis plus de seize siècles
? Qui était donc saint Martin ? Pour répondre
à cette question, il faut lire la Vita Martini,
la Vie de Saint Martin écrite par Sulpice Sévère
du vivant même de l'évêque de Tours,
c'est-à-dire avant le mois de novembre de l'an
397.
Sulpice
Sévère, ami de Paulin de Nole, est le
contemporain de saint Augustin ( évêque
d'Hippone depuis deux ans, il est en train de rédiger
ses Confessions ), de saint Jérôme ( installé
à Bethléem depuis dix ans ), de saint
Ambroise ( qui meurt à Milan cette même
année où Martin de Tours va disparaître
à l'orée de l'hiver 397 ). Il était
issu des rangs de l'aristocratie gallo-romaine d'Aquitaine.
Il écrivit la biographie de l'évêque
de Tours à Primuliacum, sur la route de Toulouse
à Narbonne.
Dans
cette biographie, les années d'enfance et de
jeunesse de Martin sont dominées par un débat
intérieur entre la fidélité aux
obligations militaires de ce fils de vétéran
et la fidélité à la vocation monastique,
entre la fidélité au monde et à
César et la fidélité au Christ.
Les
chrétiens actuels, notamment les orthodoxes,
croient trop facilement qu'il suffit de se donner la
peine de naître pour recevoir un nom heureusement
baptisé par un saint patron. Mais le saint patron,
lui, il a bien fallu qu'il devienne un saint pour baptiser
un nom préalablement païen ! C'est ainsi
que Martinus est un surnom théophore dérivé
du nom du dieu de la guerre : Mars. Avant saint Martin
de Tours il y eut un évêque de Vienne (
avant 314 ) et un évêque gaulois qui signe
au Concile de Sardique en 343, qui s'appelèrent,
eux aussi, Martin. On peut penser que ce prénom
martial était particulièrement en honneur
dans les milieux d'officiers auxquels appartenait le
père de notre futur saint.
En
effet, les parents de Martin étaient païens,
d'origine mi-slave, mi-celtique. Notre saint naquit
en 317 dans une province romaine d'Europe centrale,
en Pannonie, c'est-à-dire dans une partie de
la Hongrie et de la Moravie actuelles, plus précisément
encore à Sabaria, colonie romaine depuis l'empereur
Claude, aujourd'hui Szombathely en Hongrie, à
une centaine de kilomètres au Sud-Sud-Est de
Vienne. D'abord simple soldat, son père devint
tribun militaire. A ce titre, il commandait une légion
et changeait fréquemment de garnison. C'est en
Italie, à Pavie, au sud de Milan, que le jeune
Martin reçut sa première éducation.
Dès son enfance, il eut le désir de devenir
catéchumène et souhaita se consacrer entièrement
à Dieu dans la vie monastique. Malheureusement
pour lui, son père ne l'entendait pas de la même
oreille. Un fils de militaire, dans la société
romaine de cette époque, ne pouvait être
à son tour que militaire. A dix ans seulement,
selon Sulpice Sévère -- cum esses annorum
decem --, Martin s'enfuit donc du domicile paternel.
Il chercha refuge dans une église et demanda
à être reçu comme catéchumène.
Ici, le biographe enjolive peut-être un fait historique
bien réel et qui pourrait être le suivant
: une escapade d'enfance aura amené le petit
Martin à assister à une célébration
liturgique dans une église de la communauté
chrétienne de Pavie, peut-être même
lors d'une synaxe liturgique spécialement destinée
aux catéchumènes. Quoi qu'il en ait été
au juste, cette fugue enfantine préfigure sa
fuite du monde à l'âge adulte. Cependant,
dénoncé par son père, Martin fut
arrêté, enchaîné et dut se
soumettre aux exigences du Conseil Suprême en
revêtant l'uniforme de la légion. Il avait
quinze ans : cum esses annorum quindecim. Le père
de Martin n'attendit pas que son fils ait atteint l'âge
légal, fixé à 19 ans, pour le remettre
à l'autorité militaire. A cette époque,
le métier militaire était devenu héréditaire.
C'est ce qui explique que l'insoumission ait été
particulièrement répandue chez les fils
de vétérans, condamnés bon gré
mal gré à la militia, c'est-à-dire
au service militaire, au métier de soldat. Les
fils de vétérans tentaient de se soustraire
à d'interminables obligations militaires soit
en s'enfuyant, soit en se cachant soit même en
se mutilant volontairement.
Martin
entra donc dans le corps d'élite que constituait
alors la garde impériale à cheval, appelée
Schola. Notre Martin était éblouissant,
avec l'armure de métal souple et brillant, le
casque à crête, le bouclier de même
éclat, le tout complété pur un
immense manteau blanc, la chlamyde, formée de
deux pièces d'étoffe dont la partie supérieure
doublée de peau de mouton, se portait soit sur
les épaules, soit rabattue comme capuchon à
la place du casque (Henri Ghéon, St Martin, l'évêque
des païens. Ed. Culture et promotion populaire).
Ce manteau deviendra célébrissime.
Après son instruction, Martin fut envoyé
comme officier en Gaule, notamment à Amiens,
l'une des trois grandes villes de la seconde Belgique
avec Chalon et Reims. Sous son bel uniforme, Martin
demeura fidèle à ses sentiments religieux
et à sa vocation première. Il fit donc
l'apprentissage de la patience, qualité ô
combien nécessaire à un moine ! Il vivait
en compagnie d'un serviteur, d'une ordonnance, ainsi
qu'il convenait à sa qualité d'officier.
Mais Martin renversait les rôles : c'était
lui, le maître, l'officier, qui servait son serviteur.
Il brossait les chaussures de ce dernier après
l'avoir lui-même déchaussé. C'est
lui aussi qui faisait le service de la table. Pour dire
que l'officier Martin fait le service de la table à
la place de son ordonnance, Sulpice Sévère
emploie le verbe latin " ministraret ". Or,
il n'est pas sans intérêt de remarquer
que la Vulgate, la traduction latine du Nouveau Testament,
emploie ce même verbe pour désigner l'activité
de service des saintes femmes qui entourent Jésus,
par exemple en Lc. 10, 40, lorsque Marthe se plaint
auprès de Jésus au sujet de Marie, sa
sur : " ... cela ne te fait rien que ma sur
me laisse servir toute seule ", " non est
tibi curae quod soror mea reliquit me solam ministrare
" ? Ainsi est indiqué que Martin réalise
déjà le mode d'existence donné
en exemple par le Maître qui s'est fait le serviteur
des siens jusqu'à la mort sur la croix. Songeons
aussi au lavement des pieds, le soir du jeudi saint
au moment où Jésus va pénétrer
dans les affres de sa Passion.
Martin
demeura ainsi trois ans sous les armes, sans être
encore baptisé mais déjà bien plus
chrétien que beaucoup de chrétiens de
son temps aussi bien que du nôtre. Ses camarades
l'aimaient et le respectaient, car sa conduite était
à tous égards exemplaire : gentillesse
( benignitas ), amour fraternel ( caritas ), patience
(patientia ), sobriété (frugalitatem )
et surtout humilité ( humilitas ). Sans avoir
reçu le baptême, Martin vivait déjà
selon l'Evangile par ses bonnes uvres, assistant
les malades, secourant les malheureux, donnant de la
nourriture et des vêtements aux indigents. Sur
sa solde, il ne réservait que de quoi manger
chaque jour.
Et
c'est dans ce contexte que se produisit l'événement
qui allait immortaliser saint Martin jusqu'à
nos jours. La mémoire glorieuse de cet événement
a été célébrée par
l'art chrétien occidental dans la miniature comme
dans la statuaire, dans le vitrail aussi bien que dans
l'estampe. Notons tout de suite que ce saint n'était
pas encore chrétien lorsqu'il acquis ce titre
de gloire ! Un soir d'hiver glacial particulièrement
rigoureux, n'ayant sur lui que son beau manteau blanc
d'officier et ses armes, Martin rencontre à la
porte de la ville d'Amiens -- in porta Ambianensium
civitatis -- un pauvre dépourvu de vêtements
-- pauperem nudum --. Le malheureux avait beau supplier
les passants, personne ne s'arrêtait par un temps
pareil. Martin comprit aussitôt que ce pauvre
lui était réservé, puisque les
autres ne lui accordaient aucune pitié, que c'était
Dieu lui-même qui avait placé ce pauvre
sur son chemin. Mais que faire ? Martin ne possédait
que sa prestigieuse chlamyde. Ce mot désigne
alors le manteau fendu et fixé sur l'épaule
droite par une fibule. C'était, en quelque sorte,
la capote d'uniforme des soldats romains. On songe à
Eric von Stroheim, en uniforme de commandant de l'armée
allemande, dans " La grande illusion " de
Renoir. Sans hésiter, saisissant son épée,
notre fol en Christ partagea en deux son superbe manteau,
en donna un morceau au pauvre et remit sur ses épaules
l'autre moitié. Les passants furent stupéfaits
! Comme on les comprend ! Que diraient nos contemporains
si, à la sortie d'une messe de minuit de Noël,
une chrétienne imitait Martin avec son manteau
de vison ?
La
nuit suivante, s'étant endormi, Martin vit en
rêve le Christ vêtu de la moitié
de la chlamyde dont il avait recouvert le pauvre transi
de froid. Et il entendit le Christ dire d'une voix éclatante
à la foule des anges : Martin, qui n'est encore
que catéchumène, m'a couvert de ce vêtement.
Sans doute notre dormeur se souvenait-il dans son rêve
des paroles du Seigneur à ses disciples : "
... j'ai eu faim et vous m'avez donné à
manger, j'ai eu soif et vous m'avez donné à
boire, j'étais un étranger et vous m'avez
accueilli, nu et vous m'avez vêtu, malade et vous
m'avez visité, prisonnier et vous êtes
venus me voir... En vérité je vous le
dis, dans la mesure où vous l'avez fait à
l'un de ces plus petits de mes frères, c'est
à moi que vous l'avez fait " ( Mt. 25, 35-36
et 40 ). Martin avait vécu l'Evangile à
la lettre. C'est bien ce que le philosophe Maurice Blondel
appelait la pratique littérale. La rencontre
de Martin et du pauvre d'Amiens, c'est la réalisation
concrète, tangible de ce que, dans la Cité
de Dieu, saint Augustin a appelé admirablement
" amor Dei usque ad contemptum sui " ( l'amour
de Dieu poussé jusqu'au mépris de soi
) que l'évêque d'Hippone oppose à
" amor sui usque ad contemptum Dei (l'amour de
soi poussé jusqu'au mépris de Dieu ).
Le zèle missionnaire et les miracles de l'évêque
/ thaumaturge de Tours ont frappé moins vivement
la conscience chrétienne occidentale que la fidélité
totale à l'Evangile du militaire / catéchumène
d'Amiens. Et il faut s'en féliciter.
Quand
Martin atteignit l'âge de dix-huit ans, il décida
de se faire baptiser, mais il ne renonça pas
immédiatement à la carrière militaire.
Cependant, sa conscience fut mise à rude épreuve
lors de l'invasion de la Gaule par les Barbares. Le
César Julien [Flavius Claudius Julianus ( 331-363
), dit Julien l'Apostat. Neveu de Constantin le Grand,
il fut nommé César et gouverneur des Gaules
par son cousin Constance en 355, puis proclamé
empereur par ses soldats, au palais des thermes, à
Lutèce en 361. Elevé dans le christianisme,
il l'abjura et tenta de rétablir, en l'épurant,
l'ancien polythéisme païen. Pour Julien,
le christianisme, religion des pêcheurs de Galilée,
est une religion barbare, méprisable comme telle,
en face d'un paganisme dont les lettres de noblesse
remontent à l'époque homérique.
Il périt, à l'âge de 32 ans, dans
une expédition contre les Perses, en 363. A l'époque
de la jeunesse militaire de Martin, Julien est donc
César mais pas encore empereur. A partir de Dioclétien,
c'est-à-dire de la fin du troisième siècle,
le titre de César désigna spécialement
le personnage que chacun des deux empereurs régnants
(d'Occident et d'Orient) (Augustus ) désignait
comme son successeur en l'associant à son gouvernement]
avait concentré son armée près
de la cité des Vangions, c'est-à-dire
dans la région de l'actuelle ville allemande
de Worms, dans le Palatinat. Selon l'usage, le César
distribuait lui-même à chaque soldat un
donativum, c'est-à-dire une gratification destinée
à encourager l'héroïsme des troupes
avant le combat. Ce pouvait être aussi, et simultanément,
une récompense collective accordée aux
troupes pour leur belle conduite et pour les succès
remportés sur les barbares au cours des premières
opérations en territoire gallo-romain et germain.
Lorsque vint le tour de Martin, il refusa de percevoir
ladite prime, car il comprit que, s'il acceptait, il
perdrait toute liberté et donc toute possibilité
de réaliser sa si précoce vocation. Jugeant
alors venu le moment de demander son congé, il
dit au César : " Jusqu'ici, j'ai été
à ton service : permets-moi maintenant d'être
au service de Dieu ; que celui qui a l'intention de
combattre accepte ton "donativum " ; moi,
je suis soldat du Christ, je n'ai pas le droit de combattre
". En entendant Martin parler avec une telle audace,
Julien se mit en colère, accusant Martin de lâcheté
devant la perspective du combat qui devait avoir lieu
le lendemain. Mais Martin intrépide et d'autant
plus ferme que l'on avait tenté de l'intimider
dit alors au César : " si l'on impute mon
attitude à la lâcheté et non à
la foi, je me tiendrai demain sans armes devant les
lignes, et au nom du Seigneur Jésus, sous la
protection du signe de la croix, sans bouclier ni casque,
je pénétrerai en toute sécurité
dans les bataillons ennemis. Julien le fit emprisonner
afin de s'assurer que Martin ne reviendrait pas sur
sa décision de s'exposer le lendemain sans armes
à l'ennemi. Mais ce dernier envoya le lendemain
des messagers pour négocier la paix. Martin n'eut
donc pas à courir le risque d'être exposé,
les mains nues, aux coups meurtriers de l'ennemi. Le
Seigneur supprima la nécessité même
de combattre. II n'y eut donc ni effusion de sang, ni
mort d'homme. Alors Julien consentit à libérer
Martin de ses obligations militaires. Ici s'achève
la vie dans le monde de Martin et comme la préhistoire
de sa sainteté.
Ainsi
donc, simultanément " miles Caesaris et
miles Christi ", soldat de l'empereur et pourtant
déjà soldat non-violent du Christ, le
militaire exemplaire était entré contre
son gré dans une carrière qui s'annonçait
brillante, et voici que le martyr militaire obtient
son congé de l'empereur Julien après un
dramatique affrontement. Loin d'avoir été
dans la vie de Martin un temps de péché,
les années de service militaire sont présentées
comme une étape fructueuse, formatrice, dans
son itinéraire spirituel vers la sainteté.
Ses premières armes spirituelles, c'est dans
la compagnie profane de ses compagnons d'armes, que
le jeune soldat du Christ les effectue. Le jeune Martin
baptise les trois années de sa vie militaire
en faisant d'elles une période de catéchuménat
/ noviciat au service d'une vocation qui d'emblée
ne peut concevoir la vie chrétienne que sous
sa forme monastique. Il sait trouver dans la vie militaire
le moyen de se préparer d'une manière
exemplaire à l'illumination baptismale. Il rayonne
dans le milieu de ses compagnons d'armes des vertus
chrétiennes qui préfigurent le mode d'existence
des moines cénobites.
En
quittant l'armée du Rhin, Martin se rendit aux
confins de l'Aquitaine, auprès de l'évêque
de Poitiers, Hilaire, que Martin admirait pour la fermeté
intransigeante de sa foi orthodoxe et son courage dans
la résistance aux exigences de l'empereur Constance
II, lequel, piqué de théologie, prétendait
persécuter la foi de Nicée et obtenir
le ralliement inconditionnel des évêques
d'Occident à l'arianisme. Ce premier séjour
de Martin à Poitiers est à situer entre
l'été 356 et le départ d'Hilaire
pour l'exil, banni en Orient par Constance pour avoir
osé lui tenir tête.
Hilaire
aurait voulu ordonner Martin diacre mais, à l'instar
d'Ambroise de Milan (la vox populi ayant désigné
Ambroise pour succéder à l'évêque
Auxence, Ambroise tenta d'abord de se soustraire à
l'élection) et d'Augustin d'Hippone (désigné
par certains membres de la communauté d'Hippone
pour devenir prêtre, Augustin est épouvanté,
il se débat désespérément
mais en vain. Il succède à l'évêque
Valère en considérant son acceptation
comme un sacrifice, voire une punition pour ses péchés),
de Césaire (élu évêque d'Arles,
Césaire s'enfuit et va se cacher dans un tombeau
du cimetière des Alyscamps), d'Honorat (ordonné
malgré lui par Léonce de Fréjus,
élu évêque d'Arles sans avoir été
consulté, il refusa son élection et ne
se résigna à quitter l'île de Lérins
que lorsqu'il eut la certitude que c'était bien
la volonté de Dieu) et d'Hilaire (désigné
comme son successeur par Honorat, il ne voulut pas devenir
évêque d'Arles. Comme jadis Honorat lui-même,
il finit par accepter pour se conformer à la
volonté divine), évêques d'Arles,
de Grégoire de Nazianze (il fut ordonné
prêtre contre sa propre volonté, il s'enfuit,
fut consacré, malgré sa répugnance,
évêque de Sasime par son ami Basile de
Césarée, ne prit jamais possession de
son siège épiscopal et, lorsqu'il fut
devenu archevêque de Constantinople, il démissionna
au bout de quelques jours) et de Grégoire de
Nysse (il fut consacré évêque contre
son gré), Martin refusa en clamant son indignité.
Par contre, il consentit à être ordonné
exorciste.
Pourquoi une telle acceptation après un tel refus
? C'est que la fonction d'exorciste était considérée
à cette époque comme inférieure
et humiliante. Nous pouvons comprendre cette mentalité
si nous nous souvenons de ce que dit le célébrant
orthodoxe au moment de l'office du catéchuménat.
En effet, dans le deuxième exorcisme, le célébrant
s'adresse au démon en ces termes : " Je
t'adjure donc, esprit tout à fait méchant
et impur, souillé et dégoûtant...
" Etre exorciste, c'était avoir un contact
quasi physique avec le démon, c'était
accomplir la tâche ingrate, la basse besogne de
se battre contre lui, notamment en ayant affaire aux
possédés, aux malades mentaux, aux aliénés.
Il fallait vraiment avoir la foi et être rempli
de l'Esprit saint, d'abord pour réussir à
mettre en fuite le diable, ensuite afin de ne pas se
sentir soi-même souillé au contact du démon
par démoniaques interposés.
A
quelque temps de là, Martin eut une vision dans
son sommeil et il reçut l'ordre de rendre visite
à sa famille encore païenne. Il s'en ouvrit
à Hilaire qui lui accorda son consentement, tout
en lui faisant prendre l'engagement de revenir à
Poitiers. Hilaire lui prodigua ses prières et
ses larmes, et c'est dans la tristesse que Martin entreprit
ce long voyage vers sa Pannonie natale, en Hongrie-Moravie,
ne cachant pas à ses frères moines qu'il
y subirait bien des épreuves. Les événements
qui se produisirent justifièrent ses paroles.
Martin franchit sans doute les Alpes par le Petit Saint-Bernard
ou par le Mont-Cenis. C'est alors qu'il tomba aux mains
de brigands dont l'un voulut l'abattre à coups
de hache, outil de bûcheron en ces régions
de forestage. Mais le bras du bandit fut heureusement
miraculeusement retenu par un compère qui songeait
peut-être à retirer quelque argent de la
capture au moyen d'une rançon. Les mains liées
derrière le dos, il fut emmené en un lieu
retiré par son gardien qui le questionna, lui
demandant notamment s'il avait peur. Ayant foi en la
miséricorde divine qui viendrait le délivrer,
Martin lui répondit par la négative. Et
il se mit à prêcher la parole de Dieu au
bon brigand chargé de sa surveillance. L'homme
finit par se convertir au Christ et décida de
suivre Martin. Mais on ne peut que conjecturer la suite
de la biographie de ce converti inconnu.
Continuant
son chemin, et après avoir dépassé
Milan (peut-être dans une villa sur la route de
Brescia et Vérone), où l'empereur Constance
II réside encore, jusqu'en 357, avec sa cour,
Martin fut de nouveau arrêté, mais cette
fois ce fut par le diable, qui avait pris figure humaine,
" humana specie adsumpta ", le diable incarné,
en quelque sorte. Pour Sulpice-Sévère,
le biographe de Martin, c'est peut-être une manière
de désigner l'empereur pro-arien sous son identité
satanique et de faire allusion à une démarche
de Martin (demandée par Hilaire ?), fils d'un
officier supérieur et ancien garde du palais
de Constance, auprès de celui-ci pour le ramener
à l'Orthodoxie. Le diable, peut-être l'Antichrist
Constance, demanda à Martin où il allait.
S'il n'y a pas eu d'entrevue de Martin avec l'empereur,
peut-être y a-t-il eu un contrôle de police
à la sortie de la capitale impériale.
Venant d'auprès de l'évêque de Poitiers
bien connu pour son opposition doctrinale à l'empereur,
Martin ne pouvait être que suspect à la
police impériale. Martin ayant répondu
à la fois avec prudence et insolence qu'il allait
là où le Seigneur l'appelait, le diable
incarné lui dit : " Où que tu ailles,
et quoi que tu entreprennes, tu trouveras le diable
devant toi ". A l'instar du Christ dans le désert
de Juda (cf. Mt. 4, 1-l let Le. 4, 1-13), Martin lui
cloua le bec en citant le verset 6 du psaume 118 ( 117
) : " Le Seigneur est pour moi, plus de crainte,
que me fait l'homme, à moi ? " Et aussitôt
Satan disparaît. Il semble bien que Sulpice Sévère
ait voulu rapporter un incident précis, historique,
du voyage de Martin en le transposant.
Arrivé
dans sa patrie, Martin, comme il en avait eu l'intention,
amena sa mère païenne à se convertir
au Christ et à recevoir le baptême, mais
son ancien légionnaire de père qui, toute
sa vie, n'avait connu que la religion des enseignes
impériales et du camp, ne voulut rien entendre.
Toutefois, par son exemple et sa foi rayonnante, Martin
réussit à convertir d'autres personnes
durant son séjour à Sabaria. On peut penser
que Martin ne se priva pas de chercher à convertir
les Ariens. Cependant, en Pannonie comme ailleurs, l'hérésie
arienne avait alors le dessus. Les évêques
avaient été persécutés et
à son tour Martin eut à subir les pires
traitements. Il finit par quitter sa ville et regagna
l'Italie.
Là, il apprit qu'Hilaire lui-même avait
été contraint à l'exil. Martin
s'installa dans un ermitage à Milan. Mais il
y fut persécuté avec acharnement par Auxence,
l'évêque arien de Milan auquel succédera
Ambroise, lequel Auxence finit par faire expulser Martin
de la cité. Martin se retira alors, entre 358
et 360, dans la petite île inhabitée de
Gallinara près de la côte ligure face à
Albenga, à quelque cinquante milles au sud-ouest
de Gênes, avec un prêtre qui, semble-t-il,
était un homme de grande vertu. Il se nourrissait
uniquement de racines. Un jour, ayant avalé de
l'hellébore, une plante vénéneuse,
peut-être en voulant imiter l'ascèse alimentaire
des anachorètes d'Egypte, il ressentit la violence
du poison dans son corps et vit sa mort prochaine. Dès
ce moment, il entra en prière et le mal le quitta.
C'est le premier exemple de triomphe de Martin sur la
mort (cf. Mc. 16, 17-18).
Peu
de temps après, il apprit, par la rumeur publique
ou par un envoyé d'Hilaire, que celui-ci avait
été rétabli sur son siège
épiscopal, à Poitiers (au printemps de
360) où l'empereur, sans annuler la sentence
d'exil, l'assignait à résidence surveillée.
Martin essaya de rencontrer Hilaire à Rome. Mais
l'évêque de Poitiers avait déjà
quitté la ville. Sans perdre une seconde, Martin
se remit en route pour rejoindre à Poitiers Hilaire
qui l'y accueillit avec grande joie.
Sans doute sous la tutelle et sur les conseils d'Hilaire,
il fonda, non loin de la ville épiscopale, d'abord,
peut-être, un ermitage, puis rapidement une communauté
cénobitique. Cette fondation a très vraisemblablement
été installée à l'emplacement
de l'actuel monastère bénédictin
de Ligugé, sur la rive gauche du Clain, à
8 km au sud de Poitiers. Un catéchumène
qui s'était joint à lui tomba gravement
malade lors même que Martin avait dû s'absenter,
très probablement en visite auprès d'Hilaire
plutôt qu'en voyage d'évangélisation
dans les campagnes. Sans doute s'agissait-il d'une forte
crise de paludisme, dans cette vallée encore
marécageuse. A son retour, Martin trouva le catéchumène
décédé sans baptême et arriva
au beau milieu de la veillée funèbre.
Il fit sortir tout le monde de la cellule mortuaire
dont il ferma la porte, invoqua le saint Esprit, s'allongea
sur le défunt et, durant deux heures, se plongea
dans la prière. Il ne fait guère de doute
qu'en rédigeant ce passage de sa biographie de
saint Martin, Sulpice-Sévère avait présent
à l'esprit le récit vétéro-testamentaire
de la résurrection par Elisée du fils
de la Sunamite (cf. IIRois 4, 33sq.). Les prophètes
thaumaturges Elie et Elisée étaient des
modèles vénérés pour les
anachorètes qui, à partir des traditions
ascétiques de l'Orient chrétien, méditaient
et tentaient d'imiter leurs vies. Tout à coup,
Martin sentit le mort remuer et observa le visage du
défunt : ses yeux se dessillèrent et se
mirent à clignoter. Alors, Martin se tourna vers
le Seigneur en clamant sa louange, et la cellule s'emplit
de ses cris d'action de grâce. Entendant cela,
les frères restés dehors firent irruption,
stupéfaits, et virent en vie celui qu'ils avaient
laissé pour mort. Rendu à la vie, le catéchumène
fut aussitôt baptisé et le premier il se
mit à faire l'éloge des vertus de Martin.
La mort et la résurrection biologiques du catéchumène
furent immédiatement suivies de sa mort et de
sa résurrection baptismales. A partir de ce moment,
le renom de Martin, déjà vénéré
comme un saint, se répandit dans toute la Gaule.
Martin opéra, dans la famille d'un notable "
honorati viri " du nom de Lupicien, une deuxième
résurrection qui prend place parmi les tournées
missionnaires de Martin à travers les campagnes
du Poitou. Le récit est une réplique abrégée
de la scène de Ligugé. Le défunt
est un petit esclave qui s'est pendu de désespoir.
Emu de compassion, Martin le rend à la vie. C'est
cette même compassion qui va arracher notre bon
Martin à l'existence paisible et sainte de son
ermitage. Car, l'évêque de Tours Litorius
étant mort, voilà que la ville avait besoin
d'un pasteur. Et le peuple songea immédiatement
à Martin. Aux yeux des chrétiens de Tours,
il apparaissait le plus digne pour l'épiscopat.
Mais comment réussir à le faire sortir
de son monastère ? Un certain Rusticus, un notable
(son patronyme est purement romain), un des membres
influents de la députation qui était sur
le point d'échouer, y parvint en suppliant Martin
de se rendre au chevet de sa femme qui, disait-il, était
mourante. Martin accepta sans hésiter. Cependant,
au fur et à mesure qu'ils avançaient,
la foule groupée sur les bords de la route acclamait
Martin et marchait à sa suite. Dès son
entrée dans Tours, ce fut une ovation interminable.
Le peuple était unanime : tous avaient le même
désir, qu'il accepte de monter sur le siège
épiscopal de Tours. Mais, parmi les évêques
qui s'étaient déplacés pour l'installation
du nouvel évêque, certains s'insurgèrent.
Ils disaient de Martin que c'était " un
personnage méprisable, à la mine pitoyable,
aux vêtements sales, aux cheveux en désordre,
et qu'il n'était pas digne d'être évêque
". Mais le peuple, d'une seule voix, continua à
réclamer Martin et entendit bien imposer aux
évêques l'ordination d'un moine qui ne
leur agréait pas parce qu'il ne payait pas de
mine, était trop peu soigné dans sa mise
et sa coiffure. Le peuple finit par réussir à
tourner en ridicule les mondains qui, en voulant déconsidérer
Martin, ne parvenaient qu'à publier ses mérites.
Parmi eux, le principal adversaire de Martin était
un évêque, probablement celui d'Angers,
dénommé Defensor. Or, le jour de l'intronisation
de Martin, le lecteur chargé de lire les textes
de la sainte Ecriture au cours de la liturgie d'ordination
épiscopale se trouva coincé par la foule
massée dans la cathédrale et ne put accéder
à l'ambon. L'un des assistants, probablement
un clerc habitué au maniement du Psautier, voulant
sans doute demander à Dieu une réponse
à la mode antique, en se livrant à un
tirage de sorts bibliques, ouvrit le Psautier et lut
le verset suivant : " Par la bouche des enfants
(à cette époque, le lecteur est généralement
un jeune enfant destiné à la cléricature.
Sa fonction est de lire les textes bibliques et de psalmodier
au cours de l'assemblée liturgique) et des nourrissons
tu t'es rendu gloire à cause de tes ennemis pour
détruire l'ennemi et le défenseur ! "
Il s'agit du verset 3 du psaume 8 dans la version latine,
antérieure à celle de saint Jérôme,
appelée Vetus latina |le texte latin est le suivant
: " Ex ore infantium et lactantium perfecisti laudem
propter inimicos tuos, ut destruas inimicum et defensorem
" ( que saint Jérôme remplace par
ultorem ). La traduction à partir de l'hébreu
est différente : " par la bouche des enfants,
des tout petits, tu l'établis ( = le Nom de Iahvé
), lieu fort, à cause de tes adversaires pour
réduire l'ennemi et le rebelle].
A
ces mots, le peuple en liesse fit monter vers le Seigneur
clameurs et louanges : la vox populi venait d'être
confirmée et la volonté de Dieu manifestée
par la voix du psalmiste. La cabale, une minorité
de puissants laïcs et quelques évêques,
fut confondue. Les clercs de cette époque connaissaient
à fond et par cur leur Psautier. On peut
penser qu'à Tours, bien avant l'élection
de Martin, le verset 3 du psaume 8 dans la version latine
en usage avait fourni la matière de plaisanteries
cléricales sur le compte de l'évêque
de la cité limitrophe, Angers. La prétendue
lecture oraculaire du verset n'a peut-être trompé
personne. Auprès d'un public chrétien
habitué à la psalmodie, elle a pu remporter
le succès d'une plaisanterie éculée,
mais renouvelée par l'audace irrévérencieuse,
la "parèsia", dirons-nous en grec,
de cet à-propos. Déjà, peut-être,
en Gaule, à cette époque, le ridicule
tuait !
Quant
à Martin, si compatissant qu'il fût pour
tous les besoins des hommes, si attaché qu'il
fût à sa vocation monastique, il consentit
à son élection dès lors qu'il vit
dans la réussite de la ruse de Rusticius un signe
du dessein divin sur lui. Parti pour guérir une
malade, il se vit confier la garde de tout un troupeau
dont il devint le prisonnier. Ceci se passa probablement
le dimanche 4 juillet 370.
Saint
Martin fondateur et Abbé de Marmoutier
Quelle fut la conduite de Martin après son accession
à l'épiscopat ? Avec une fermeté
sans faille, il resta semblable à celui qu'il
avait été auparavant. Même humilité,
même pauvreté vestimentaire. Tout évêque
qu'il fût devenu, c'est-à-dire un dignitaire
dont les chrétiens gallo-romains attendaient
qu'il fût aussi le successeur des responsables
politiques de naguère, il ne déserta pas
pour autant sa profession monastique. Pendant quelque
temps, il tenta de s'isoler dans une cellule attenante
à son église cathédrale. Puis,
contraint par l'importunité des visiteurs, il
s'installa un ermitage à 3 km environ hors les
murs de la ville de Tours, à Marmoutier. Cette
anachorèse sur l'escarpement des falaises crayeuses
du val de Loire, entre la montagne et la boucle du fleuve,
voulait s'inscrire dans la continuité de la tradition
ascétique d'un Antoine et d'un Hilarion dans
le désert égyptien. Martin occupait une
cabane en bois. Très vite des candidats à
la vie monastique affluent. Ils furent logés
de la même manière. Certains se livrent
au troglodytisme dans la falaise crayeuse pour se faire
des abris. Le régime de cette vie monastique
était la pauvreté personnelle totale et
la mise en commun de tous les biens. Ces premiers moines
gallo-romains ne se livraient à aucune activité
manuelle, à la différence des moines égyptiens
qui tresser des corbeilles pour vivre de leur travail.
Les frères qui étaient adultes se livraient
intégralement à la vie contemplative.
Seuls les moines adolescents étaient affectés
à des travaux de copie. On ne se réunissait
que pour la prière liturgique. Plutôt qu'un
monastère à proprement parler, Marmoutier
est alors un groupement d'ermitages, chacun passant
le plus clair de son temps dans la lecture et l'oraison
solitaires. Personne ne buvait de vin, sauf les malades.
Le vêtement des frères était, à
l'instar de celui du Précurseur Jean-Baptiste,
une tunique en poil de chameau qu'on se procurait sans
doute auprès de pèlerins des lieux saints
et d'Egypte. Comme, parmi ces premiers disciples de
Martin, un grand nombre appartenaient à l'élite
de la société gallo-romaine (cf. l'itinéraire
spirituel d'hommes tels que Sulpice Sévère,
Paulin de Nole, Eucher, le préfet Dardanus),
l'acquisition de ce vêtement exotique ne devait
pas être hors de leur portée. Plusieurs
de ces moines, par la suite, devaient être élevés
à l'épiscopat. Marmoutier préfigure
ce que sera plus tard Lérins.
Le
pseudo-martyr démasqué par l'évêque
Martin
Au début de l'épiscopat de Martin, il
y avait, non loin du monastère, sans doute sur
le coteau, le long de la route de Tours à Angers,
une tombe et un autel que le peuple allait souvent vénérer.
Faisant preuve d'esprit critique envers la dévotion
populaire aux martyrs et ses outrances, Martin qui,
pourtant, avait lui-même une réelle dévotion
pour les martyrs, avait demandé qu'on lui indiquât
si ce martyr était inscrit sur le calendrier
de l'église de Tours. Martin veut connaître
la tradition exacte de l'Eglise locale dont il est désormais
la tête et le pasteur. Mais les membres du presbyterium,
du collège honorable des prêtres (cf. la
grande litanie diaconale de nos liturgies et de nos
différents offices liturgiques) entourant l'évêque
Martin étaient à ce sujet très
embarrassés pour lui fournir une réponse.
Rompant sans doute avec la pratique de son prédécesseur,
Martin s'abstint de donner à ce lieu de pèlerinage
incertain la sanction de sa présence épiscopale.
Toutefois, il finit par s'y rendre, accompagné
de quelques moines, et non pas du presbyterium tourangeau
préalablement consulté mais en vain et
peut-être favorable à ce lieu de pèlerinage,
formant avec lui, pourrait-on dire, un commando spirituel.
Il se rend à l'intérieur de l'édifice,
jusqu'à la table d'autel au-dessus du tombeau,
et là il se met à prier Dieu de l'éclairer
sur les titres réels de ce prétendu martyr
à être vénéré. Il
s'ensuit une scène de nécromancie ou plutôt
d'apparition d'un être venu d'outre-tombe : en
se tournant du côté gauche, il vit se dresser
une ombre repoussante à laquelle il intima l'ordre
de dire son nom et ses qualités. Rappelons-nous
que Martin avait commencé par être exorciste.
Devenu évêque, il en avait a fortiori les
pouvoirs. L'ombre avoue tout de suite avoir été
un brigand exécuté pour ses forfaits.
Les assistants entendaient sa voix sans cependant le
voir. Rappelons-nous aussi que, depuis sa traversée
des Alpes, Martin avait quelque expérience de
la rencontre avec les bandits de grands chemins. Alors
Martin fit retirer l'autel mais la tombe est respectée.
En désaffectant le lieu de culte sans détruire
la tombe, il délivre le peuple de l'erreur de
la superstition rurale, laquelle est beaucoup plus grave
qu'un simple préjugé. L'évêque
a conscience d'être le libérateur de son
peuple encore pagano-chrétien plutôt que
véritablement chrétien. N'oublions pas,
en effet, que Martin n'est que le troisième évêque
de Tours, après Gatien et Lidoire. Encore fragile
et contesté dans les villes, le christianisme
ne s'est guère aventuré jusqu' ici hors
des murs des cités dans la plus grande partie
des deux Lyonnaises.
L'enterrement
païen arrêté
Un jour que Martin était en chemin, il rencontra
le corps d'un païen qu'on menait à sa sépulture.
Il s'arrête à quelque distance de la foule.
Il distingue une troupe de paysans et le linceul jeté
sur le corps qui voltigeait à tout vent. Il prend
un enterrement campagnard pour la procession d'une idole.
C'est que les paysans gallo-romains de cette époque
avaient l'habitude de porter en procession à
travers les champs des idoles qu'ils recouvraient d'un
voile rituel. Tel un exorciste face au démon,
Martin fit donc le signe de la croix à l'adresse
de l'idole qu'il a cru reconnaître. L'ancien militaire
devenu évêque tient désormais le
signe de la croix pour l'arme la plus efficace du combat
spirituel. Il devient ici le signal d'attaque contre
les puissances démoniaques du paganisme rural.
Il donne à la foule l'ordre de s'arrêter
et de déposer ce qu'il croit être une idole.
Le biographe de saint Martin, Sulpice Sévère,
nous décrit alors la foule paysanne et païenne
comme pétrifiée et incapable de se remettre
en marche. Non sans quelque hyperbole littéraire
l'auteur nous montre les gens tournant ridiculement
sur eux-mêmes jusqu'au moment où, vaincus,
les porteurs déposèrent leur fardeau à
terre. Cette étrange rotation sur eux-mêmes
des membres du cortège évoque les symptômes
de troubles nerveux, comme des convulsions. Sans doute
l'imagination du biographe a-t-elle travaillé
sur des souvenirs authentiques. Abasourdis, les paysans
se regardèrent les uns, les autres, se demandant
sans mot dire ce qui leur arrivait. Mais, s'étant
rendu compte qu'il s'agissait d'obsèques, Martin
leva la main et rendit à ces gens le pouvoir
de partir en enlevant le corps. Martin s'incline avec
compassion devant la peine et le malheur. On remarquera
toutefois que Martin n'envisage pas de ressusciter le
défunt : il s'agit de funérailles païennes.
Le
défi du pin abattu
Un autre jour, en un village qui n'est pas nommé
par le biographe, Martin détruisit un temple
très ancien et entreprit d'abattre un pin, proche
du sanctuaire païen. Mais le desservant du lieu
entouré de toute une foule de païens s'opposèrent
à Martin, considérant comme un sacrilège
d'abattre un arbre tenu pour sacré. Pourquoi
un pin ? C'est l'arbre consacré à Cybèle.
On peut penser que la scène s'est passée
dans un sanctuaire gallo-romain de cette déesse.
Avec sa patience habituelle, Martin leur expliqua qu'une
souche n'avait rien de sacré, qu'ils devaient
plutôt suivre le Dieu que lui-même servait
et qu'il fallait couper cet arbre par ce qu'il était
consacré à un démon Le plus hardi
parmi la foule païenne dit alors : " si tu
as quelque confiance en ce Dieu que tu adores, nous
allons couper l'arbre, mais toi, il faudra que tu le
reçoive dans sa chute. Et si ce Dieu que tu dis
être le tien est avec toi, tu en réchapperas
". Sans hésiter, Martin relève le
défi. Et comme le pin penchait d'un côté,
on plaça Martin qu'on avait attaché, selon
la volonté de la foule, à l'endroit où
personne ne doutait que l'arbre allait tomber. On commença
à couper le pin avec allégresse, en pensant
qu'on serait bientôt débarrassé
de ce Martin, cet empêcheur de paganiser en rond
! Déjà le pin vacillait et menaçait
de s'abattre. A l'approche du danger, la foule s'écarta
prudemment, contemplant à distance respectueuse
le déroulement de ce duel insolite entre Cybèle
et le Dieu de Martin. Les moines eux-mêmes étaient
épouvantés, servant de repoussoirs, dans
l'esprit du biographe, à la tranquille impassibilité
de Martin qui, confiant dans le Seigneur, attendait
intrépidement. Le pin craque, il va tomber, s'abattre
sur l'évêque, quand celui-ci élève
la main à la rencontre de l'arbre et lui oppose
le signe de la croix, le signe du salut. Alors, le pin,
comme repoussé en arrière, s'abat du côté
opposé, de telle sorte qu'il faillit écraser
les paysans qui se tenaient, croyaient-ils, en lieu
sûr. Une clameur monte vers le ciel, la foule
païenne est saisie d'étonnement admiratif,
les moines pleurent de joie, et tous, à l'unisson,
proclament le nom du Christ. Les païens demandent
presque tous à devenir chrétiens. Martin
parvient donc à convertir au Christ une foule
de paysans réunis pour une cérémonie
en l'honneur de Cybèle, la Grande Mère.
Incendie
et destruction de sanctuaires païens
Vers le même temps, Martin mit le feu à
un sanctuaire païen très ancien et très
fréquenté. Mais, emportées par
le vent en tourbillons, les flammes se dirigeaient vers
les maisons qui enserraient le temple, risquant de se
propager à l'agglomération et de détruire
les habitations de gens qui sont pour Martin du futures
ouailles. Dès que le saint évêque
s'en aperçut, il monta sur le toit de la maison.
Comme dans l'épisode du pin, Martin cherche à
faire un geste qui soit un signe de salut, en s'exposant
personnellement et volontairement à un péril
mortel. On put voir alors le feu se rabattre miraculeusement
contre le vent, malgré la violence de celui-ci,
si bien que les éléments naturels semblaient,
pour ainsi dire, se combattre. Le feu n'accomplit donc
son uvre que là où Martin le souhaitait.
Dans
un autre village, dénommé Levroux, à
80 km environ au sud-est de Tours, Martin voulut également
démolir un temple païen qui contenait de
grandes richesses. Mais, en état de légitime
défense, la foule entreprit de s'y opposer violemment.
Pour ne pas être lynché, Martin dut se
replier dans le voisinage immédiat. Là,
durant trois jours, vêtu d'un cilice et couvert
de cendre, dans le jeûne et l'oraison ininterrompus,
il adressa sa prière au Seigneur afin que celui-ci
renversât lui-même le temple si bien protégé
par les païens. Soudain, deux anges armés
de lances et de boucliers se présentèrent
à lui, se disant envoyés par Dieu pour
disperser la foule des paysans et assurer sa protection.
Peut-être quelque fonctionnaire romain chrétien
ou sympathisant du christianisme a-t-il dépêché
auprès de Martin en difficulté des soldats
à double fin de rétablir l'ordre public
et de protéger la personne de l'évêque,
lequel comptait des relations personnelles dans les
classes dirigeantes des deux Lyonnaises. Et nous avons
déjà noté la présence de
beaucoup de nobles parmi les moines de Martin. Il est
bien possible que Martin et ses compagnons aient effectué
une interprétation providentielle et surnaturelle
de l'apparition d'un tel renfort au moment où
ils se trouvaient en bien mauvaise position. Des soldats
chargés de mission par quelque fonctionnaire
chrétien ou sympathisant pouvaient être
à bon droit considérés simultanément
comme des envoyés du Seigneur. Le miracle fut
peut-être que la retraite pénitentielle
de Martin consacrée durant trois jours à
une instante prière fut récompensée
par l'arrivée au bon moment d'un détachement
armé. Martin devait donc retourner au village.
C'est ce qu'il fit et, tandis que la foule païenne,
immobile, l'observait, il se mit à démolir
le temple de fond en comble. A cette vue, les paysans
comprirent qu'une puissance divine les avait frappés
de stupeur et de panique pour les empêcher de
résister à l'évêque Martin
par la violence. Effrayée par l'escorte armée,
si escorte armée il y eut, qui pouvait lui laisser
présager des représailles du pouvoir impérial
désormais chrétien, au cas où elle
tenterait à nouveau de résister, la foule
fut peut-être en même temps saisie d'une
grande crainte religieuse. Ils crurent presque tous
au Christ, attestant publiquement et à grands
cris qu'on devait adorer le Dieu de Martin et délaisser
les idoles incapables de se secourir elles-mêmes.
Les
assassins déjoués
Un autre exploit de l'évêque de Tours dans
sa lutte contre le paganisme, se situe dans un canton
du pays éduen. La mission de saint Martin en
pays éduen, dont cet épisode porte témoignage,
s'est sans doute située après les tournées
missionnaires de l'évêque de Tours dans
son diocèse, et avant ses voyages à la
cour impériale de Trèves. En effet, en
l'absence de précisions chronologiques, il est
assez naturel de penser que saint Martin a entrepris
sa lutte contre le paganisme d'abord dans son propre
diocèse, avant que ses succès l'aient
fait appeler par d'autres évêques. Nous
sommes en tout cas dans les années 389-391.
L'Eglise
est devenue l'alliée de l'Etat impérial,
à la fin des règnes de Gratien et de Théodose.
Le paganisme n'a pas disparu mais il est mort légalement.
Le culte païen est officiellement interdit. La
loi signée à Milan par l'empereur Théodose
le 24 février 391 interdit toute cérémonie
païenne dans la ville de Rome, sacrifice, visite
de temple, hommage aux idoles, et prévoit de
lourdes amendes contre les fonctionnaires qui les toléreraient.
Désormais, on ne pouvait continuer à pratiquer
le paganisme qu'en marge des lois et sous la menace
de sévères sanctions. C'est dans ce contexte
de la législation impériale de la fin
du 4ème siècle que doit être replacé
le duel thaumaturgique de saint Martin, évêque
de Tours, avec le paganisme des campagnes gallo-romaines.
Martin
était donc en train de démolir un temple
lorsque la foule païenne, furieuse, se rua sur
lui. L'un des paysans tira l'épée et s'apprêtait
à en frapper l'évêque, quand celui-ci,
rejetant son manteau, présenta aux coups sa nuque
découverte. Le païen fit le geste de frapper,
mais, ayant élevé le bras droit trop haut,
il tomba à la renverse et, terrassé par
la crainte de Dieu, il demandait grâce.
Un
autre jour, on voulut donner à Martin un coup
de couteau pendant qu'il détruisait des idoles.
L'arme fut alors arrachée des mains de l'agresseur
et disparut au moment même où il allait
frapper. Mais, en général, lorsque les
paysans cherchaient à le dissuader de détruire
leurs temples, sa prédication adoucissait si
bien leur fureur qu'ils finissaient par renverser eux-mêmes
leurs édifices religieux.
Guérison
de la jeune paralysée de Trèves
Comme beaucoup de saints, Martin de Tours eut le charisme
des guérisons. C'est l'un des dons spirituels
particuliers énumérés par saint
Paul dans sa première épître aux
Corinthiens : " Il y a ceux que Dieu a établis
dans l'Eglise, premièrement comme apôtres,
deuxièmement comme prophètes, troisièmement
comme docteurs. Puis ce sont les miracles, puis les
charismes de guérison, d'entraide, de direction,
les diverses sortes de langues " ( 1Co. 12, 28
). Ce charisme de guérison fait bien de Martin
un digne successeur des apôtres. A Trèves,
il guérit une jeune fille paralysée et
aphasique depuis bien longtemps. Le père de la
malade le supplie à genoux, en pleine église,
probablement l'ancêtre de l'actuelle cathédrale
de Trèves construite vers 326, remplie d'évêques,
de se rendre auprès de sa. fille, de la bénir.
Car, dit-il, j'ai foi que, par ton intercession, elle
sera rendue à la santé. Pour commencer,
Martin a recours à ses armes habituelles. Il
se prosterne sur le sol et il prie. Puis, examinant
la malade, il se fait donner de l'huile qu'il bénit
et versa dans la bouche de la jeune fille. Aussitôt,
celle-ci recouvre la parole et progressivement ses membres
se raniment jusqu'au moment où, d'un pied assuré,
elle se lève devant le peuple. Accomplie dans
la capitale impériale des Gaules, cette guérison
établit partout l'autorité de l'évêque
de Tours, à la cour comme à la ville.
La demande de guérison pour sa fille est adressée
à Martin par le père en présence
d'un nombre important d'évêques (... multisque
aliis praesentibus episcopis), sans doute attirés
à Trèves, du fond de la Gaule et de l'Espagne,
comme l'évêque de Tours, par le procès
d'un évêque espagnol accusé d'hérésie,
Priscillien. Anathématisé par les conciles
de Saragosse ( 380 ) et de Bordeaux (384 ), Priscillien
fut condamné à mort par l'empereur usurpateur
Maxime et exécuté à Trèves
en 385, premier hérétique à périr
sous les coups du bras séculier. Que lui reprochait-on
? Nous ne le savons pas au juste : du néo-gnosticisme
? de l'illuminisme ? une surenchère ascétique
? Ce qui est certain, c'est que l'enjeu était
important pour la sauvegarde de l'Orthodoxie de l'Eglise
d'Espagne. C'est une bonne preuve de l'autorité
de Martin au sein de l'épiscopat gaulois de cette
époque. Nous savons que l'évêque
de Tours fit au moins deux séjours dans la capitale
impériale des Gaules : l'un au début de
386 ou dès la fin de 385, l'autre à l'automne
de 386. Sulpice Sévère avait des liens
familiaux avec la ville natale de saint Martin. En effet,
sa belle-mère, Bassula, était domiciliée
à Trèves. On peut raisonnablement penser
que celle-ci était présente dans la cathédrale
de Trèves au moment où le père
de la malade supplie Martin de bien vouloir guérir
sa fille. Et si elle ne s'y trouva pas, il est tout
à fait probable qu'elle entendit parler de l'événement
dans sa ville et informa son gendre. La documentation
du biographe est sans doute ici de première main.
A
la même époque, l'esclave d'un certain
Tetradius, un ancien proconsul, donc de haut rang, vivant
peut-être en retraite dans l'un de ses domaines,
était possédé d'un démon
qui le torturait atrocement. Saint Martin donna l'ordre
de faire amener le malade, mais il était impossible
de l'approcher, tant il se jetait à belles dents
sur ceux qui s'y essayaient. Tetradius supplia alors
Martin de descendre lui-même jusqu'à la
maison. Mais Martin refusa, car Tetradius était
encore païen. Ce dernier promit de se faire chrétien
si le démon était chassé de son
jeune esclave. Alors, Martin accepta, imposa les mains
sur le possédé et en expulsa l'esprit
impur. C'est le geste rituel de l'exorcisme, que le
prêtre orthodoxe utilise encore au cours de la
célébration du catéchuménat.
A cette vue, Tetradius eut foi dans le Christ et devint
aussitôt catéchumène et reçut
peu après le baptême. Il garda toujours
une affection extraordinaire pour Martin.
Dans la même ville, Martin entra chez un père
de famille ou plutôt s'arrêta sur le seuil,
disant qu'il voyait un affreux démon dans la
cour de la demeure. Comme il lui intimait l'ordre de
déguerpir, le démon se saisit du cuisinier
du maître de maison, qui, lui, se trouvait à
l'intérieur. Le malheureux entra en une violente
crise de rage et se mit à déchirer à
belles dents tous ceux qu'il trouvait sur son passage.
Quel branle-bas, quelle panique parmi les esclaves et
les habitants de la maison ! Martin s'élança
au devant du furieux qui grondait, la bouche grande
ouverte et lui enfonça les doigts jusqu'à
la gorge en disant : " si tu as quelque pouvoir,
dévore-les ". Alors le possédé,
comme s'il avait reçu dans la gorge un fer incandescent,
écarta les dents en se gardant de toucher les
doigts de Martin. L'exorcisme est alors naïvement
conçu comme l'expulsion d'un corps étranger
par les voies naturelles (... fluxu ventris, c'est-à-dire
: par un flux de ventre !). C'est la conclusion truculente
tirée d'une très ancienne croyance, qui
n'est pas de foi, pour nous, selon laquelle les démons
pénètrent dans le corps humain par la
nourriture, les fermentations intestinales étant
considérées comme l'uvre des démons
et le signe de leur présence ! Ici l'hagiographie
s'achève en folklore scatologique !
Il
y eut encore la guérison d'un lépreux
à Paris, que Martin baisa et bénit et
qui fut aussitôt purifié entièrement
de son mal. Il y eut aussi celle d'une jeune fille tuberculeuse
à laquelle Martin fit remettre une lettre écrite
de sa main. Au contact de la lettre la fièvre
fut chassée et la jeune fille guérie.
Son père, un certain Magnus Arborius, ancien
préfet, voua sa fille à Dieu. Et ce fut
Martin qui lui imposa l'habit des vierges et la consacra.
Ce faisant, Arborius se conformait aux usages romains
de toute-puissance du " pater familias ",
tout autant qu'aux usages chrétiens contemporains.
Sans doute fit-il le voyage d'Aquitaine à Tours
pour y faire prendre le voile à sa fille des
mains mêmes de Martin. Il y eut également
la guérison de Paulin de Nole, le disciple chéri
d'Ausone, qui perdait la vue, probablement à
cause d'une cataracte plus ou moins douloureuse. Cela
se passait peut-être à Vienne, près
de Lyon. Les historiens de la Gaule connaissent bien
l'extension considérable des maladies oculaires
dans la population gallo-romaine. En effet, on a retrouvé
sur le territoire de la Gaule romaine de nombreux cachets
d'oculiste et de bâtons de collyre portant l'empreinte
de ces cachets. Martin lui toucha l'il avec un
pinceau et lui rendit la santé. Dans le cas de
cette guérison plus médicale que proprement
miraculeuse, Martin opère comme un ophtalmologue
gallo-romain, sans signation, sans prière, sans
imposer les mains à Paulin. Enfin, Martin lui-même,
qui avait fait une chute dans un escalier et en souffrait
terriblement, vit disparaître miraculeusement
son mal en une nuit. C'est, pourrait-on dire, le conte
du guérisseur guéri. On songe au proverbe
juif dont le Christ prête la mention malveillante
à ses auditeurs de Nazareth. " Médecin,
guéris-toi toi-même " (Luc 4, 23).
Nous avons là un fïoretto qui achève
d'idéaliser la figure de saint Martin, évêque
Tours, le thaumaturge.
Le
festin chez l'empereur Maxime, à la cour de Trèves
Saint Martin fit à Trèves deux séjours,
à l'occasion de l'affaire Priscillien [évêque
espagnol accusé d'hérésie, anathématisé
par les conciles de Saragosse (380 ) et de Bordeaux
(385), condamné à mort par Maxime et exécuté
à Trèves en 385], en 385-386 et en 386-387.
Invité à sa table plusieurs fois par l'empereur,
l'évêque de Tours eut l'audace inouïe,
à cette époque, de refuser ces invitations
que les évêques courtisans, ses contemporains,
s'empressaient d'accepter. Mais pour comprendre l'intransigeance
et la fermeté de saint Martin face à cet
empereur, nous devons dire quelques mots de ce Maxime.
En
383, l'empereur Gratien, fils de Valentinien 1er , et
qui, depuis 378, est en rapports étroits et amicaux
avec saint Ambroise de Milan, est assassiné sur
l'ordre de Maxime qui usurpe ainsi le pouvoir impérial
et s'empare des Gaules à l'été
387, tandis que l'Italie et ses dépendances restent
aux mains de Valentinien II, frère de Gratien,
un enfant de douze ans, que dirigent sa mère,
l'arienne Justine, et son premier ministre, le païen
Bauton. A Trèves, Maxime, pour faire oublier
l'illégitimité de son pouvoir, se montre
aussi zélé catholique ou orthodoxe (ces
deux épithètes n'ont pas, à cette
époque, et pour longtemps encore, le sens confessionnel
qu'elles ont de nos jours. A l'époque de saint
Martin, elles s'opposent à arien et à
tout adjectif qualifiant une hérésie en
rupture de communion avec l'Eglise une : montaniste,
apollinariste, etc) que le prince qu'il a fait assassiner.
Il s'est fait baptiser en Bretagne à la veille
de son usurpation. Cela ne lui évite pas d'être
excommunié par saint Ambroise qui lui reproche
de soutenir l'évêque Itace et ses partisans.
Maxime finira par être tué par les soldats
de Théodose.
Saint
Martin motivait donc son refus, humiliant pour Maxime,
de dîner avec lui, par le fait que Maxime était
un usurpateur et qu'il était coupable de la mort
de Gratien. Cependant, il finit par se rendre à
la cour. Mais ce fut pour humilier à nouveau
l'empereur, en présence des plus hauts dignitaires
de la cour, du préfet, du consul, des autres
évêques, de Marcellin, le frère
de Maxime, ainsi que de son oncle. En effet, nous dit
Sulpice Sévère, " vers le milieu
du repas, selon l'usage, un serveur présenta
une large coupe au souverain. Lui, donne l'ordre de
la remettre plutôt au très saint évêque,
car son attente et son ambition étaient de recevoir
cette coupe de sa main. Mais Martin, après avoir
fini de boire, tendit la coupe au prêtre qui l'accompagnait,
jugeant sans doute que nul n'était plus digne
de boire le premier après lui, et qu'il aliènerait
sa liberté s'il faisait passer avant un prêtre
soit le souverain en personne, soit les personnages
les plus proches du souverain ". On peut dire que
saint Martin était de la même race épiscopale
que le grand Basile de Césarée qui, au
préfet Modestus envoyé par l'empereur
pro-arien Valens pour menacer Basile de la confiscation
des biens et de l'exil et lui arracher une déclaration
signée de son adhésion à l'arianisme,
avait répondu sur un tel ton que Modestus avait
dit à l'archevêque de Césarée
: " Personne, jusqu'à ce jour, ne m'a tenu
pareil langage et avec tant de liberté ".
Et Basile avait eu le dernier mot en lançant
au préfet cette réplique admirable : "
Peut-être n'es-tu jamais tombé sur un évêque
! " L'évêque de Tours était
aussi de la race épiscopale d'Ambroise de Milan
qui, avant d'en arriver à excommunier Maxime,
n'avait pas craint d'entrer en conflit avec ses officiers
qui prétendaient mettre la main sur un trésor
confié par une veuve à l'évêque
de Pavie : ce dernier, conseillé par saint Ambroise,
s'opposa à cette confiscation au nom des droits
de l'Eglise et des pauvres. Et l'on sait dans quelles
circonstances Ambroise imposa une pénitence publique
à l'empereur Théodose qui, pour réprimer
une révolte de la ville de Thessalonique, avait
décidé un massacre général
de la population. Saint Martin rappela donc à
Maxime les droits imprescriptibles des évêques
et des prêtres et il lui prédit les malheurs
qui l'attendaient. A ce même Maxime, écrit
Sulpice Sévère, " Martin prédit
longtemps à l'avance que, s'il se rendait en
Italie, où il comptait aller porter la guerre
contre l'empereur Valentinien, il devait savoir qu'il
serait sans doute vainqueur au début de son offensive,
mais qu'il périrait peu après ".
De fait, si Maxime commença par mettre en déroute
Valentinien II, environ un an après, il finit
par être vaincu par Théodose, sous les
murs d'Aquilée où il paya l'assassinat
de Gratien. Cet épisode du festin à la
cour de Trèves est à l'origine du fait
que, dans la France des siècles passés,
saint Martin était considéré comme
le patron des buveurs.
Le
pèlerinage de Sulpice Sévère à
Marmoutier
Sulpice Sévère, le futur biographe de
notre saint et son contemporain, qui connaît la
réputation de l'évêque de Tours
dans toute la Gaule, décide un beau jour d'effectuer
le pèlerinage de Bordeaux à Tours, à
l'époque, sans chemin de fer ni routes goudronnées,
c'était un long voyage afin de faire la connaissance
de saint Martin : un disciple séduit par l'idéal
ascétique vient prendre les conseils d'un maître
et entendre son enseignement. Sans doute saint Martin
a-t-il reçu Sulpice Sévère au monastère
de Marmoutier plutôt qu'à Tours, après
390. Le biographe de l'évêque de Tours
a gardé un souvenir inoubliable de l'accueil
plein d'humilité et de bonté que lui réserva
saint Martin. " L'on ne saurait croire avec quelle
humilité, avec quelle bonté il m'accueillit
alors : il se félicitait à l'extrême
et se réjouissait dans le Seigneur de ce que
nous l'eussions estimé assez pour que le désir
de le rencontrer nous eût, fait entreprendre ce
lointain voyage. Misérable que je suis, j 'ose
à peine l'avouer, quand il daigna me faire partager
son saint repas, c'est lui qui nous lava les pieds...
Nous n'eûmes pas le courage de nous y opposer
ou d'y contredire : son autorité avait sur moi
une telle emprise que j 'aurais considéré
comme un sacrilège de ne point le laisser faire
". L'accueil que Martin réserve au pèlerin
bordelais, ce sont, transposés en Occident, les
rites de l'hospitalité monastique, tels qu'ils
étaient pratiqués dans les communautés
égyptiennes. En effet, par Cassien, nous savons
que, chaque dimanche soir, dans les monastères
orientaux, les moines qui venaient d'assumer leur tour
de service hebdomadaire achevaient celui-ci en lavant
les pieds de leurs frères. D'autre part, il est
bien, évident que le biographe de saint Martin
a songé au geste accompli par Jésus, le
soir du Jeudi saint, dans l'intimité de la dernière
cène.
La
mort et les funérailles de saint Martin de Tours
Saint Martin sait qu'il va mourir. Son décès
a dû se produire dans sa 81ème année
et dans la première quinzaine du mois de novembre
397, peut-être le 8. Sulpice Sévère
nous parle de cette prescience dans une lettre à
sa belle-mère, Bassula, qui résidait à
Trèves. Martin dut effectuer une visite pastorale
dans la paroisse de Candes, " car les clercs de
cette église se querellaient, et il désirait
y restaurer la paix... La paix rétablie entre
les clercs, il songeait désormais à revenir
à son monastère, quand, soudain, ses forces
physiques commencèrent à l'abandonner
; il convoque ses frères et leur fait savoir
qu'il est mourant. Mais alors, ce fut chagrin et deuil
parmi les assistants ; ils n'ont qu'une seule plainte
à la bouche : Père, pourquoi nous abandonnes-tu
? A qui nous laisses-tu, dans notre esseulement ? Sur
ton troupeau vont se jeter des loups rapaces ; qui nous
gardera de leur morsure, si le pasteur est frappé
? Nous savons bien que ton unique désir est le
Christ, mais tes récompenses sont hors de toute
atteinte : elles ne diminueront pas pour avoir été
retardées. Aie plutôt pitié de nous,
que tu abandonnes ". Saint Martin fait alors songer
à saint Paul dans son épître aux
Philippiens. Saint Paul écrit : " si vivre
dans la chair fait fructifier mon uvre, je ne
sais que choisir. Je suis pressé des deux côtés
: j'ai le désir de m'en retourner pour être
avec le Christ, car c'est de beaucoup le meilleur ;
mais rester dans la chair est plus nécessaire
à cause de vous. Et dans cette conviction, je
sais que je demeurerai et que je resterai près
de vous tous pour votre progrès et la joie de
votre foi, afin que vous ayez en moi un abondant sujet
de vous vanter en Christ Jésus, par mon retour
auprès de vous " ( Ph. 1, 22-26 ). A l'instar
de saint Paul, Martin de Tours est partagé entre
son désir d'être réuni au Christ
par la mort, et celui de continuer à le servir
en acceptant de poursuivre auprès de ses moines
et de ses ouailles son travail apostolique. Et saint
Martin, pour sa part, adresse au Christ cette prière
: " c'est un lourd combat que nous menons, Seigneur,
en te servant dans ce corps ; en voilà assez
des batailles que j 'ai livrées jusqu'à
ce jour. Mais si tu m'enjoins de rester en faction devant
ton camp pour continuer d'y accomplir la même
tâche, je ne me dérobe point et je n'invoquerai
point les défaillances de l'âge. Je remplirai
fidèlement la mission que tu me confies. Tant
que tu m'en donneras l'ordre toi-même, je servirai
sous tes enseignes. Et bien que le souhait d'un vieillard
soit de recevoir son congé, sa tâche terminée,
mon courage demeure pourtant victorieux des ans et ne
sait point céder à la vieillesse. Mais
si désormais tu épargnes mon grand âge,
c'est un bien pour moi que ta volonté, Seigneur
? Quant à ceux-ci, pour qui je crains, tu les
garderas toi-même ".
L'ultime
prière de l'évêque de Tours est
celle d'un vieux lutteur qui fut un soldat et qui est
parvenu au bout de ses forces : " un lourd combat
mené en te servant dans ce corps (gravis corporeae
pugna militiae), les batailles que j'ai livrées
jusqu'à ce jour (quod hucusque certavi), rester
en faction devant ton camp (pro castris tuis stare),
je servirai sous tes enseignes (sub signis tuis militabo)
". C'est une profession de fidélité
aux ordres de son divin " imperator ", de
son divin général. Finalement, saint Martin
de Tours meurt en moine et en pasteur, c'est-à-dire
en évêque et non pas, comme ce sera trop
souvent le cas jusqu'à nos jours, hélas,
en administrateur. En pasteur, puisqu'il meurt dans
une de ses paroisses, à Candes, au cours d'une
visite pastorale ayant eu pour fin éminemment
épiscopale de rétablir la concorde à
l'intérieur du " presbyterium ". En
moine allongé dans la cendre, en ascète
étendu sur le cilice, refusant d'adoucir ses
souffrances de vieillard agonisant en acceptant "
que l'on plaçât du moins sous son corps
de misérables couvertures ".
Quant aux funérailles, qui eurent lieu peut-être
le 11 novembre 397, elles furent triomphales. "
Tout naturellement, le pasteur menait devant lui ses
troupeaux : pâles foules et cohortes en pallium
d'une sainte multitude, vieillards aux labeurs émérites
ou jeunes recrues qui venaient de prêter leurs
serments au Christ. Ensuite venait le chur des
vierges : si, par pudeur, elles s'abstenaient de pleurer,
sous quelle sainte joie dissimulaient-elles leur souffrance
! Car la foi eût interdit les pleurs, mais l'affection
ne leur en arrachait pas moins des gémissements.
Et de fait, il y avait autant de sainteté, dans
leur exultation de sa gloire, que de piété
dans leur tristesse de sa mort. On pouvait pardonner
à leurs larmes, on pouvait se féliciter
de leur joie : chacun faisant en sorte de souffrir pour
lui-même et de se réjouir pour Martin.
Cette troupe escorte donc de la mélodie de ses
hymnes célestes le corps du bienheureux jusqu'au
lieu de sa sépulture ".
Mais ne nous y trompons pas : le titre de gloire le
plus authentique et le plus durable de saint Martin
de Tours, est secret et invisible. Ce titre est d'être
mort comme il n'avait cessé de vivre depuis qu'il
s'était donné tout entier au Christ :
comme un pauvre de Iahvé (Cf Albert Gelin. Les
pauvres de Yahvé. Paris, 1954), qui, tel le personnage
de Lazare dans la parabole lucanienne ( Lc. 16, 19-31),
se trouve dans le sein d'Abraham. La vie de saint Martin
nous enseigne qu'à l'encontre de la sagesse purement
humaine, l'existence chrétienne bien comprise
est une folie de la croix selon laquelle, pour pénétrer
dans la sphère d'existence de la plénitude
divine, l'homme n'a que l'ouverture de son vide à
offrir à Dieu, avec l'aveu défaillant
de sa misère et de sa faiblesse. La vie toute
entière de saint Martin de Tours vérifie
et démontre, d'une manière existentielle,
vécue, concrète, et non pas discursive
et abstraite, intellectuelle, ce fait que, dans ses
Béatitudes, Jésus se plait à renverser
les normes terrestres de bonheur et à briser
l'orgueilleuse fermeture de la perfection humaine enfermée
dans son immanence close. La grande leçon de
la vie de saint Martin, évêque de Tours,
c'est l'affirmation que l'homme n'a pas été
créé par Dieu pour être rempli de
soi-même, mais afin de n'être qu'un pur
réceptacle de Dieu, c'est la proclamation de
l'éminente dignité de l'humilité,
de la mort vivifiante au vieil homme et de sa résurrection
en Christ ressuscité à la vie de l'homme
nouveau, de la pauvreté spirituelle chantée
par la première Béatitude : " Bienheureux
les pauvres en esprit ", bienheureux les pauvres
dans le saint Esprit !
Saint
Martin de Tours est commémoré le 12 novembre
dans les synaxaires grecs et le 12 octobre dans les
documents slaves, mais sa fête est traditionnellement
fixée au 11 novembre en Occident, jour de ses
funérailles. Lorsque, dans notre cher Midi, l'automne
est ensoleillé et chaud, on parle " d'été
de la saint Martin ". Dans la Provence de Frédéric
Mistral, la fête de saint Martin était
une date pour la location des valets de ferme. La date
de cette fête, c'est-à-dire, après
les vendanges, explique l'expression provençale
de jadis " faire sant Martin ", c'est-à-dire
boucher les tonneaux, et, à cette occasion, monter
à califourchon sur les fûts pour goûter
le vin nouveau avec un chalumeau. Pour la même
raison, on rencontre, dans l'uvre de Rabelais,
l'expression " martiner ". Dans son "
Tresor dou Felibrige ", Mistral cite de nombreux
proverbes provençaux qui relient la fête
de saint Martin de Tours aux vendanges. Saint Martin
de Tours fut le premier confesseur ( non martyr ) objet
d'un culte public en Occident. Ses reliques attirèrent
pendant de nombreux siècles des foules de pèlerins,
et il est considéré comme le saint protecteur
de la France.
Marie
Borrély in "Orthodoxes à Marseille"
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