EGLISE ORTHODOXE D'ESTONIE

Chapitre

Orthodoxie

 
 
 
 
L' HOMME, UN ETRE BIOLOGIQUE ET SPIRITUEL

par le docteur Claude Hiffler

1. Un être déterminé

L'homme est un être vivant, assujetti aux lois de la nature et de l'hérédité ainsi qu'à celles de la socio-psychologie et de l'Histoire. Il est donc déterminé. Son conditionnement dépend notamment de son milieu intérieur. Les hormones, la génétique, l'embryologie et d'innombrables interventions psycho-chimiques et bactériologiques le déterminent considérablement. Son conditionnement dépend également du milieu extérieur. Tel un vase qu'on pétrit, le cerveau est souvent modelé par les grandes contraintes socio-familiales et éducatives qui, si elles ont pour but théorique de nous polir par rapport à l'animal, peuvent parfois laisser, dans le réservoir mystérieux de l'inconscient, des empreintes indélébiles frustrantes et bloquantes pour le développement harmonieux de notre personnalité. Ces inhibitions pourront donner naissance ultérieurement à des fuites devant la réalité, à des révoltes ou à des comportements affectifs que les autres, déterminés aussi, jugeront mal et rejetteront. La plupart des ostracismes culturels, ethniques ou sexuels sont forgés par nos principes éducatifs et religieux qui sont eux-mêmes le résultat d'une conjonction d'éléments relatifs. Ainsi le milieu social joue un rôle fondamental dans la construction de la personne et nous exproprie souvent de notre vraie personnalité. Il faut donc absolument comprendre que la conduite humaine ne s'explique que si l'on prend en compte la totalité de son histoire. C'est peut-être pour cela que le Christ ne cesse de nous demander de ne pas juger. C'est peut-être à ces douleurs et à ces révoltes, à ces combats que nous devons la découverte de lieux d'existence authentiques. C'est à ces souffrances que nous devons des cris sublimes, comme les Illumination de Rimbaud, la Pathétique de Tchaïkovski, les Frères Karamazov ou les Fresques de la Chapelle Sixtine. Parfois l'influence physico-chimique ou sociale est telle que naissent de très grands drames avec de grandes altérations de la personnalité (psychoses, perversions). Vous connaissez peut-être le film de Fritz Lang "Le Maudit"". Je vous renvoie au plaidoyer de la fin. Un meurtrier récidiviste est devant le tribunal populaire composé d'hommes eux-mêmes très troubles. Il se défend en analysant la cause de ses pulsions : "je n'y suis pour rien... ce n'est pas ma faute... puis je faire autrement ?... je porte en moi cette malédiction, cette voix, ce supplice... quelqu'un me pousse à errer... c'est l'autre qui me poursuit, il est là, il colle à moi... toujours... toujours". On pense à saint Paul : "Le bien que je veux faire je ne le fais pas, et je fais le mal que je ne veux pas faire " ! Le poids des déterminismes nous invitent à la connaissance de soi et des autres. Or nous verrons que cette connaissance passe nécessairement par l'amour illuminé par l'Esprit, et dont la tolérance est une des exigences fondamentales. Devant l'être le plus disgracié, le plus entraîné par ses déterminismes, sachons reconnaître l'homme qui souffre et qui regrette ses actes. Par notre expérience spirituelle, nous savons qu'il ne suffit pas de connaître par la seule intelligence ; il faut se laisser pénétrer par l'amour de Dieu. Voilà pourquoi la notion de normal et d'anormal pour un croyant, ne se confond pas avec la simple réalité et les apparences, mais bien avec ce qui se rapproche le plus de l'image divine ou de ce qui s'en éloigne. C'est peut-être pour cela que Pascal disait que la "vraie morale se moque de la morale".

2. Un être spirituel

Ces considérations nous amènent à rappeler qu'en dépit de toutes les contraintes biologiques, c'est l'esprit qui fonde la personne. "La gloire de Dieu, c'est l'homme debout", disait saint Irénée. Car ce qui fait l'originalité et l'intérêt du Christianisme, ce n'est pas cette morale coercitive et cet enseignement édulcoré avec lesquels on le confond pour le rejeter, mais bien ce sens de la Liberté et de l'Amour fondés sur le paradoxe tragique de l'Incarnation et du couple "Mort - Résurrection". La vie spirituelle se manifeste dans notre chair alors qu'elle est liberté et amour et n'est assujettie, elle, à aucun déterminisme parce qu'elle porte le sceau de l'Esprit Saint. Pourtant elle n'annule pas les lois biologiques. Elle les intègre. Elle les restaure. Elle les transfigure. Elle ne les méprise pas, comme elle ne méprise pas le corps. Au contraire, nous savons que ce dernier est le "temple du Saint Esprit" . C'est pourquoi nous sommes invités à le respecter et à l'aimer, en tant qu'icône de Dieu. Cette certitude est fondamentale et illumine notamment nos relations amoureuses où, comme nous le rappelle Olivier Clément, "le corps devient sage". Voilà pourquoi il faut soigner le corps. Dans cette perspective, la médecine devient un apostolat qui vise non seulement la chair souffrante à soulager et à embellir, mais aussi l'esprit et le sens qu'il donne à la vie. Ce sens peut n'apparaître qu'à l'occasion de la maladie, quand l'homme désemparé et alourdi par les angoisses antérieures désormais majorées, s'interroge et souhaite la vérité même s'il la craint. C'est à ce moment que l'esprit pense et redynamise le corps par la tendresse, la patience, le respect et la pédagogie de l'espérance, qui, progressivement, aident le patient à naître à la vérité. Pour Berdiaiev "l'homme est au centre du cosmos". Cette phrase rappelle la pensée de Paracelse, pour qui l'homme est un microcosme qui contient tout le macrocosme. Le destin de l'homme est donc d'intégrer tous les déterminismes en tant qu'être ayant reçu le souffle de Dieu, en tant qu'appelé à redécouvrir l'image de Dieu en soi et dans les autres. Considérer le corps de l'homme dans sa totalité comme l'icône du Christ, c'est le faire émerger de l'univers animal et l'aider à retrouver le chemin divino-humain du combat vers la libération. C'est rompre avec certains déterminismes, notamment psycho-sociologiques par la maîtrise des besoins, des passions et surtout des jugements. A cet égard, l'ascèse et le carême jouent un rôle fondamental. Par la rupture avec les habitudes et les préjugés, fussent-ils religieux, ils permettent une meilleure connaissance de nous-mêmes et de nos servitudes. Voilà pourquoi, compte tenu de tout ce que nous avons dit sur tous les conditionnements qui règlent l'individu, l'amour de l'autre (le sacrement du frère), exige la compréhension et la tolérance. Parler de Rimbaud en détachant la part biologique et sociologique de la part créatrice et poétique, c'est tronquer sa personne. C'est le chosifier. Les orages de sa vie ne sont rien sans les Illuminations, car sa poésie est le prolongement purifié de ses souffrances, de sa révolte et de sa quête. Pour nous, le Christ est au centre de cette démarche nécessaire et fondamentale de naissance à nous-mêmes et aux autres. Par Lui nous sommes appelés à sortir des lois mortelles de la nature. Par Celui-ci l'homme est appelé à ressusciter aujourd'hui et demain. "Par le Christ, dit Berdiaiev, Dieu devient un visage, et l'homme, à son tour, connaît le sien". Par le Christ, l'aimé découvre le visage de l'amant et réciproquement. Car la vie spirituelle est avant tout une vie d'Amour et de Désir. Celle-ci vivifie et transfigure tous les désirs et toutes les passions forgées par nos conditionnements, nos révoltes et nos besoins de dépassement et de bonheur. Malheureux celui qui vit sans désirs. Triste, par exemple, est celui qui se rend à la liturgie par obligation ou par habitude. L'Eucharistie est le lieu privilégié, communautaire et mystique où s'expérimentent la liberté et l'intégration du monde biologique et de l'univers de la foi ("déposons maintenant tous les soucis du monde..." ). L'homme qui se rend à la liturgie par désir découvre progressivement la plénitude de la personne.

3. Un être de Terre et de Ciel à la fois

Tout ce qui précède montre que nous sommes des êtres en gestation, en devenir divino-humain, où la Terre et le Ciel, la nature biologique et psycho-sociologique avec tous ses conditionnements, l'histoire des civilisations et celle du salut sont si imbriquées, si mariées ensemble qu'on ne peut les séparer sans risquer de mutiler l'homme lui-même. Car comme dit Pascal, celui-ci "n'est ni ange ni bête et qui veut faire l'ange fait la bête". Ponts entre le Créateur et sa création, nous sommes tous un peuple de rois et de prêtres. Certes, marqués douloureusement par la finitude et le temps depuis l'expulsion du Paradis, mais marqués, aussi, et dynamisés par la Résurrection du Christ et par le souffle de l'Esprit. Ainsi sommes-nous des êtres de Terre et de Ciel en marche vers l'Amour ; perspective essentielle qui nous oblige à nous reconnaître et à mieux reconnaître les autres, pour mieux nous aimer et les aimer pour mieux nous comprendre et les comprendre. La connaissance spirituelle est la clé de notre libération car elle se joue nécessairement à trois : Dieu, l'autre et soi. Dieu est au centre de cette trinité d'amour qui ouvre toutes les portes, toutes les perspectives sur l'infini et dont les retombées sont notamment la tolérance, le respect des autres par leur compréhension. Dans cette dynamique d'amour, toute normalisation selon les critères uniquement biologiques ou sociologiques devient impossible. Seul compte le regard de compréhension qu'on porte sur l'autre et sur qui, dans la lumière de l'Esprit, nous libère des opacités, des faux jugements et des faux interdits. Saint Isaac le Syrien montre bien, dans ses écrits spirituels, que la connaissance de l'autre est nécessaire. L'ignorance, dit-il, est la mère de l'étroitesse d'esprit. En conclusion nous insisterons sur la nature complexe de l'homme, à la fois individu biologique et être de souffle divin et d'esprit, où les sphères ne sont jamais séparées et où elles souffrent, dansent et louent Dieu ensemble. Voilà pourquoi Panayotis Nellas rappelle que l'homme créé à l'image de Dieu, est invité, par sa propre nature, à dépasser les limites de la création et à devenir infini.

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