EGLISE ORTHODOXE D'ESTONIE

Chapitre

Orthodoxie

 
 
 
 

LE PETIT MANUEL
DU MOINE ORTHODOXE


PREFACE

L’Eglise en général, nous pouvons la définir comme « cette vie de Dieu dans les hommes » pour reprendre ici l’excellente définition de Khomiakov . Vie qui nous fait connaître Dieu comme communion des trois Personnes et c’est la raison pour laquelle l’Eglise orthodoxe, Eglise absolue de la Sainte Trinité, sera ressentie surtout comme communauté eucharistique, agapè, où la vie en Christ s’exprime dans une expérience réelle de service et de fraternité ; où la spiritualité est normalement celle du martyr, véritable état mystique où l’homme, s’identifiant au Crucifié, éprouve dans une indicible métamorphose, la plénitude de la Résurrection . C’est cela qui, en la rendant si sensible au cœur, assure la continuité de l’Orthodoxie : le fil rouge de ses martyrs et le fil d’or des transfigurés, dont les Pères du Désert en sont parmi les exemples les plus parlants .

Cela est d’autant plus important à souligner que l’homme de notre temps oublie qu’il existe . Il oublie que les autres existent . Il oublie que le monde existe . Il vit dans un temps dévoreur où chaque instant dévore déjà l’instant suivant ; où il n’y a en quelque sorte jamais de présent . Bref, il oublie Dieu !

Pourtant, écrit Olivier Clément, « l’homme d’aujourd’hui pressent le mystère, mais très certainement autrement : peut-être dans le froid de sa solitude ; peut-être dans une tendresse désespérée qui fait que dans son regard il y a de l’amour et du chagrin » .

C’est précisément cela que tend à nous déchiffrer dans sa finalité le vécu des moines : la transformation de la tristesse pour la mort en tristesse pour Dieu ; le silence devant le destin en cri de Jacob ; le jaillissement de la lumière de la Résurrection au cœur même de la liberté de l’homme, dans la grandeur et la folie de l’homme, dans son expérience du paradis et de l’enfer .

Etouffer ses passions, choisir définitivement, pleinement, totalement la voie qui mène à Dieu, déraciner du plus profond de son être les germes du mal, s’ouvrir sur l’amour fou de Dieu et partant, puisque l’un ne vas pas sans l’autre, sur l’amour des autres, tel est le programme que propose la spiritualité de l’Eglise orthodoxe. Tel est aussi le but que poursuit ce petit manuel : rappeler qu’on n’édifie pas une vie sur la négation puisque l’enseignement du Christ est en tous points le contraire de la négation ; oser dire qu’il ne faut pas craindre la liberté mais qu’il faut aller jusqu’au bout de celle-là même qui butte sur l’ultime esclavage, autrement dit la mort pour ensuite entrer totalement dans l’expérience de la seule vraie transgression, qui est la Résurrection !

Puisse ce modeste ouvrage, écrit dans une intention très pédagogique, nous aider à sortir de l’indifférence et de la dérision qui sont l’écume de notre civilisation . « Mon désir terrestre, écrit Saint Ignace d’Antioche ( in Rom.7/2-3 ), a été crucifié ; il n’y a plus en moi de feu pour aimer la matière, mais en moi une eau vive qui murmure et qui dit au-dessus de moi : viens vers le Père . Je ne me plais plus à une nourriture de corruption ni aux plaisirs de cette vie ; c’est le pain de Dieu que je veux qui est la chair de Jésus-Christ de la race de David ; et pour boisson, je veux son Sang qui est Amour incorruptible » .

L’union avec le Ressuscité !... Un mystère qui finalement s’accomplit dans les seules personnes humaines et qui se manifeste surtout par un besoin impérieux de participer à la vie divine par un acte libre, conscient, volontaire lequel nous engage dans une extraordinaire aventure spirituelle .

Une extraordinaire aventure spirituelle en effet que ne cessent de nous proposer inlassablement jusqu’à la fin des temps ces hommes ivres de Dieu que sont les moines .


LES FONDEMENTS DE L’ASCESE ORTHODOXE

Ascèse de l’enseignement du Christ

L’ascèse orthodoxe est une ascèse qui a pour base fondamentale les commandements du Christ, auxquels on se consacre totalement à tel point qu’ils deviennent la seule loi pour toute l’existence. Et si l’on se demande quelles sont ces lois, on répondra, en premier lieu, d’aimer le Seigneur Dieu de tout son cœur, de toute son âme, de toutes ses pensées et de toutes ses forces, et en second lieu, d’aimer son prochain comme soi-même (Mc 12, 30-31. Mt 22, 40. Ga 5, 14).

Tel est le but de l’ascèse chrétienne dont nous allons maintenant aborder quelques aspects, en fonction de notre vie spirituelle fondée ainsi en Dieu.

Combat conscient de l’homme et don de l’Esprit Saint

L’ascèse est un combat conscient de l’homme, du libre choix de l’homme pour atteindre la perfection. Mais la perfection, en tant que telle, n’est pas contenue dans la nature de l’homme : c’est pourquoi il n’est pas possible de l’atteindre uniquement avec le concours des seules forces de l’homme, contenues dans leurs propres limitations. La perfection ne peut se réaliser qu’en Dieu ; elle est un don de l’Esprit Saint.

En tant que telle, l’ascèse n’est jamais un but en soi. Elle est toujours un moyen, une expression de notre liberté et une vie en vue de son acquisition. C’est un exercice pour un combat conscient qui devient, avec le temps, science, technique.

Mais pour que ce combat soit victorieux et ne succombe pas à la corruption, il faut qu’il soit scellé par la grâce. En ce sens, l’ascèse peut être définie comme la recherche d’un symphonie, d’un accord de notre volonté et de notre vie avec la volonté et la vie même de Dieu. Cette symphonie s’exprime et se pratique essentiellement dans la prière et c’est la raison pour laquelle la prière se situe au sommet de toute l’activité ascétique ; elle est le centre duquel toute autre action puise sa force et sa validation.
Dans la prière, l’ascèse orthodoxe atteint la perfection de son expression parce qu’elle fait participer l’être, à travers l’Esprit Saint, à la vie divine. L’ascète va donc consacrer à la prière son attention la plus soutenue.

Arriver à la prière pure : l’ascète quitte tout et par cet abandon entre dans l’essence du renoncement monastique.

Il importe de rappeler que le moine, du point de vue de sa foi, ne diffère pas des autres chrétiens. Sa vie témoigne d’une certaine façon de vivre, mais elle n’a pas d’autre source que les commandements du Christ auxquels tous les baptisés adhèrent par l’ascèse. Tout chrétien orthodoxe devrait être un ascète et chaque fois donc que nous parlons de l’essence du monachisme, nous touchons à quelque chose qui concerne tous les chrétiens orthodoxes.

La vie monastique : une troisième grâce

Est-il possible d’édifier une vie sur la base de la négation ? Non, bien sûr, car l’enseignement du Christ est en tous points positif, parce que l’amour et, en général, la vie en Dieu ne peuvent pas être autre chose qu’un engagement positif de tout l’être.

Quand rayonne l’amour de Dieu, il ne peut exister de négation consciente visant à vaincre telle ou telle passion : quand on aime réellement, quand l’amour du Christ devient en l’homme une seconde nature, il ne lui faut plus se séparer du lien qui l’unit au monde des choses, ni de l’esclavage des passions, car il en est libéré. Au départ, chaque énergie spirituelle de l’homme qui s’inscrit dans cette lignée et qui se conforme à l’enseignement du Christ n’exige de lui aucune violence, mais manifeste consciemment l’amour.

« Nous savons que nous sommes de Dieu et que le monde entier se trouve sous la coupe du Malin » (1 Jn 5, 19) : le mal consiste en ce que l’homme soit devenu l’esclave du péché. Sa libération et sa renaissance ne se réalisent que par l’union entre le Divin et l’humain consommée en Christ.

Il est nécessaire de dire que pour certains la négation de ce monde donne du monachisme une image au caractère morose, triste et sombre. Mais cette image est erronée. Saint Théodore Studite définit la vie monastique comme une « troisième grâce », la première étant la Loi de Moïse, la seconde « la grâce après grâce » (Jn 3, 16.) et la troisième « la vie monastique » en tant que vie céleste, réalisation et possession du transcendant dans le présent, dans l’actuel.

Acquérir la vision de Dieu

Toute vie monastique n’a de sens que dans la mesure où elle est tournée vers la vision de Dieu. Le moine désire ardemment posséder en lui la lumière du Thabor. Aussi, avant d’aller plus loin, il est bon au préalable d’analyser brièvement ce que signifie, pour l’Orthodoxie, l’expérience spirituelle de la déification.

L’expérience spirituelle de la déification

« Dieu est devenu homme pour que l’homme devienne Dieu en Lui » affirme saint Athanase. « Dans mon royaume, dit le Christ dans le canon des matines du Jeudi saint, Je serai Dieu et vous serez dieux avec moi » (4ème ode, 3ème tropaire ). Ainsi donc, l’union avec Dieu, but final de la rédemption, est un mystère qui s’accomplit dans les personnes humaines. Librement elles renoncent à tout ce qui leur est propre par nature pour se réaliser pleinement dans la grâce, pour atteindre la « théosis », en d’autres termes la divinisation, toute notion de sainteté dans l’Orthodoxie étant intimement liée à celle de la Grâce.

Le saint est un homme qu’habite la Grâce. Cette dernière n’est pas, dans la théologie des Pères grecs, considérée comme un effet « créé » : elle est Dieu lui-même se rendant participable. Elle est l’énergie même de la Divinité – en quelque sorte les rayons du Soleil – se communiquant dans l’Esprit Saint. La notion de la Grâce s’identifie en Orient avec celle de la participation. La Grâce est une communion à la vie divine pour saint Cyrille d’Alexandrie : « Adam, avant la chute, préservait en lui-même, pure et sans souillure, l’illumination que Dieu lui avait accordée et ne prostituait pas la dignité de sa nature ; ainsi le Fils illumine, en tant que Créateur, puisqu’il est lui-même la Lumière véritable, tandis que la créature est illuminée par participation à la Lumière et ainsi reçoit le nom de Lumière et devient Lumière, en s’élevant vers la surnaturel par la Grâce de Celui qui l’a glorifiée et qui la couronne de dignités variées » (Cyrille d’Alexandrie, Commentaire sur Jean, 1, 9).

Pour saint Grégoire Palamas, la Lumière divine est une donnée pour l’expérience mystique : c’est le caractère visible de la Divinité, des énergies dans lesquelles Dieu se communique et se révèle à ceux qui ont purifié leur cœur : « Celui qui participe à l’énergie divine (…) devient lui-même, en quelque sorte Lumière ; il est uni à la Lumière et avec la Lumière il voit en pleine conscience tout ce qui reste caché à ceux qui n’ont pas cette grâce ; il surpasse ainsi non seulement les sens corporels, mais aussi tout ce qui peut être connu (par l’intelligence) (…) car les cœurs purs voient Dieu (…) qui, étant la Lumière habite en eux et se révèle à ceux qui l’aiment, à ses bien-aimés… » (Grégoire PALAMAS, Sermon pour la fête de la Présentation au Temple de la Mère de Dieu, éd. Sophocles, P.176-177).

C’est pourquoi l’union à Dieu, la vision lumineuse est pour l’homme à la fois pleinement objective, pleinement consciente, pleinement personnelle, parce que tout être humain porte en lui l’image du Créateur, de sa participation libre à la vie divine : « l’homme, dès l’origine de la création, reçut le contrôle de ses désirs et pouvait suivre librement les inclinations de son choix, parce que la Déité, dont il est l’image, est libre » (Cyrille d’Alexandrie, Hom. Que Dieu n’est pas l’auteur du mal, 6, PG 31, 344 B).

Cette union en effet ne se résout jamais en une intégration de la personne humaine dans l’Infini divin : elle est, au contraire, l’accomplissement de sa destinée libre et personnelle. De là également l’insistance des spirituels byzantins sur la nécessité d’une rencontre personnelle avec le Christ, lieu où, par excellence, ont convergé, une fois pour toutes, l’expérience de l’homme par Dieu et celle de Dieu par l’homme : « Ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi », proclame saint Paul.

Vu d’en-bas, un saint ne cesse jamais de lutter, assumant le mal universel, traversant l’agonie de Gethsémani, s’épanouissant en charité cosmique ; mais vu d’en-haut, il est tout tissé de lumière. La vie spirituelle conduit à la contemplation ineffable où la Lumière devient l’objet mais aussi le moyen de la vision ; c’est cette luminosité des corps pneumatisés que nous montre l’icône : « Tu es devenue belle, mon âme, en t’approchant de Ma Lumière, ton approche a attiré sur toi la participation de Ma beauté. S’étant approchée de la Lumière, l’âme devient Lumière. » (Grégoire de Nysse, P.G. 44, 869 A.)

La théologie de la Lumière est donc inhérente à la spiritualité orthodoxe : l’une est impossible sans l’autre. Derrière cette doctrine, on trouve l’idée fondamentale de l’homme fait à l’image et à la ressemblance de Dieu, la Sainte Trinité. Les saints sont ceux qui expriment en eux la Trinité. Le thème constant de saint Jean l’Evangéliste est l’union personnelle et organique entre Dieu et l’homme ; pour saint Paul, la vie chrétienne est avant tout « vie en Christ ». Le mystère de la Rédemption signifie donc la récapitulation de notre nature par le Christ, Nouvel Adam, et dans le Christ. Le mystère de la Pentecôte nous rappelle que l’œuvre de notre déification s’accomplit en nous par le Saint Esprit, Donateur de la Grâce. La double économie du Verbe et du Paraclet a pour but l’union des êtres créés avec Dieu. Ici, cependant, Créateur et créature ne fusionnent pas en un seul être, car, dans la théologie mystique orthodoxe, l’homme ne perd jamais sa propre intégrité ; même déifié il reste distinct, mais non séparé de Dieu : l’homme déifié ne perd pas son libre arbitre mais c’est aussi librement, par amour, qu’il se conforme à la volonté de Dieu. L’homme ne devient pas Dieu par nature, mais il est seulement « créé dieu », un dieu par grâce. L’Eglise orthodoxe écarte de cette façon toute forme de panthéisme.

Mais plus une personne progresse dans la voie de l’union, plus elle est consciente ; et cette conscience dans la vie spirituelle s’appelle connaissance qui, dans les degrés supérieurs de la voie mystique, se manifeste pleinement comme la connaissance parfaite de la Trinité.

« La prière, dit Evagre le Pontique, est une ascension de l’intelligence vers Dieu. Prie premièrement pour être purifié des passions, deuxièmement pour être délivré de l’ignorance, troisièmement pour être délivré de toute tentation et déréliction. Dans ta prière, cherche uniquement la justice et le Royaume (Cf. Mt 6, 33), c'est-à-dire la vertu et la gnosis, la connaissance, et tout le reste te sera donné en plus. Si tu es théologien, tu prieras vraiment, et si tu pries vraiment, tu es théologien. Et théologien est celui qui, s’étant purifié et ayant dépassé les contemplations des êtres, contemple Dieu » (Evagre le Pontique, cité dans Petite philocalie de la prière du cœur, pp. 40-43).

Pour atteindre cela, il faut être constamment dans l’état de veille, se comporter comme des fils de Lumière : « Comportez-vous en fils de Lumière » (Ep 5, 9). La gnosis est de ce fait une expérience de la Lumière incréée, cette expérience elle-même étant Lumière, car il est dit dans le psaume : « Dans ta Lumière nous verrons la Lumière. » (Ps 35, 10).

Pour saint Syméon le Nouveau Théologien, l’expérience de la Lumière, qui est la vie spirituelle consciente ou gnosis, révèle la présence de la Grâce acquise par la personne : « Nous ne parlons pas des choses que nous ignorons, dit-il, mais de ce qui nous est connu nous rendons témoignage. Car la Lumière brille déjà dans les ténèbres, dans la nuit et dans le jour, dans nos cœurs et dans nos esprits. Elle nous illumine, cette Lumière sans déclin, sans changement, inaltérable, jamais éclipsée ; elle parle, elle agit, elle vit et elle vivifie, elle transforme en Lumière ceux qu’elle illumine. Dieu est Lumière et ceux qu’Il rend dignes de Le voir Le voient comme Lumière ; ceux qui l’ont reçu, l’ont reçu comme Lumière. Car la Lumière de Sa gloire précède Sa face et il est impossible qu’Il apparaisse autrement que dans la Lumière. Ceux qui n’ont pas vu cette Lumière n’ont pas vu Dieu, car Dieu est Lumière. Ceux qui n’ont point reçu cette Lumière, n’ont pas encore reçu la grâce, car en recevant la grâce, on reçoit la Lumière divine et Dieu… » (Syméon le Nouveau Théologien, Homélie LXXIX, 2, SC n° , p).

« Nous avons vu la Lumière véritable, nous avons reçu l’Esprit céleste, nous avons trouvé la vraie foi dans l’adoration de la Trinité indivisible car c’est elle qui nous a sauvés », chantons-nous à la fin de la célébration eucharistique.

La déification qui se réalise à travers l’illumination de tout l’être par laquelle Dieu se révèle et qui surpasse de ce fait le sens et l’intelligence de la personne humaine n’est plus uniquement une extase, un état passager qui ravit, qui arrache l’être humain à son expérience habituelle, mais une vie consciente, nous le répétons, dans la Lumière divine, dans la communion incessante avec Dieu.

Dans son livre La théologie mystique de l’Eglise d’Orient, V. Lossky nous présente, à ce sujet, un passage tiré des Révélations de saint Séraphin de Sarov, écrites au début du XIXème siècle. Mieux que tous les exposés théologiques, il nous fera comprendre en quoi consiste cette certitude, cette gnose ou conscience de l’union avec Dieu. Voici cet entretien échangé par une matinée d’hiver dans la forêt avec l’un de ses disciples :
« Je ne comprends pas, tout de même, comment on peut avoir la certitude d’être dans l’Esprit de Dieu. Comment pourrai-je reconnaître en moi-même, d’une façon sûre, sa manifestation ?
- Je vous ai déjà dit, fit le Père Séraphin, que c’est bien simple. Je vous ai longuement parlé de l’état dans lequel se trouvent ceux qui sont dans l’Esprit de Dieu ; je vous ai expliqué aussi comment il faut reconnaître sa présence en nous… Que vous faut-il donc encore, mon ami ?
- Il faut que je comprenne mieux tout ce que vous m’avez dit.
- Mon ami, nous sommes tous deux en ce moment dans l’Esprit de Dieu… Pourquoi ne voulez-vous pas me regarder ?
- Je ne peux pas vous regarder, mon Père, répondis-je, vos yeux projettent des éclairs ; votre visage est devenu plus éblouissant que le soleil et j’ai mal aux yeux en vous regardant.
- Ne craignez rien, dit-il, en ce moment, vous êtes devenu aussi clair que moi. Vous êtes aussi à présent dans la plénitude de l’Esprit de Dieu ; autrement, vous ne pourriez me voir tel que vous me voyez.
Et, penché vers moi, il me dit tout bas à l’oreille :
- Rendez donc grâce au Seigneur Dieu pour sa bonté infinie envers nous. Comme vous l’avez remarqué, je n’ai même pas fait le signe de croix ; il a suffi seulement que j’eusse prié Dieu en pensée, dans mon cœur, disant intérieurement : Seigneur, rends-le digne de voir clairement de ses yeux corporels cette descente de ton Esprit, dont Tu favorises tes serviteurs, lorsque Tu daignes leur apparaître dans la Lumière magnifique de Ta Gloire. Et, comme vous le voyez, mon ami, le Seigneur exauça immédiatement cette prière de l’humble Séraphin…Combien devons-nous être reconnaissants à Dieu pour ce don ineffable accordé à nous deux ! Mêmes les Pères du désert n’ont pas toujours eu de telles manifestations de sa bonté. C’est que la Grâce de Dieu, telle une mère pleine de tendresse envers ses enfants, daigna consoler votre cœur meurtri, par l’intercession de la Mère de Dieu Elle-même… Pourquoi donc, mon ami, ne voulez-vous pas me regarder droit en face ? Regardez franchement, sans crainte : le Seigneur est avec nous.
Encouragé par ces paroles, je regardai et fus saisi d’une frayeur pieuse. Imaginez-vous au milieu du soleil, dans l’éclat de ses rayons éblouissants de midi, la face de l’homme qui vous parle. Vous voyez le mouvement de ses lèvres, l’expression changeante de ses yeux, vous entendez sa voix, vous sentez ses mains qui vous tiennent par les épaules, mais vous ne voyez ni ces mains ni le corps de votre interlocuteur – rien que la lumière resplendissante qui se propage loin, à quelques toises à l’entour, éclairant par son éclat le pré couvert de neige et les flocons blancs qui ne cessent de tomber… » (Cité dans Vladimir Lossky, Théologie mystique de l’Eglise d’Orient, Foi Vivante, Cerf, 1990, p.225-227.

On peut résumer ainsi cet entretien : le disciple ne peut plus voir en face le saint car son visage est lumineux comme un soleil.

Dans les théophanies de l’Ancien Testament, cette Lumière apparaît comme la gloire de Dieu : apparition terrifiante et insupportable pour les créatures, parce qu’extérieure, étrangère à la nature humaine avant le Christ, en dehors de l’Eglise. C’est cette première expérience que fit saint Paul sur la route de Damas : n’ayant pas encore la foi, il fut aveuglé et terrassé par la Lumière divine (Cf. Ac 9, 3-9). Par contre Marie-Madeleine a pu voir la Lumière de la Résurrection qui remplissait le tombeau vide et rendait visible tout ce qui s’y trouvait, le jour « sensible » n’ayant pas encore éclairé la terre. Pour voir la Lumière divine avec les yeux corporels, comme ce fut le cas des disciples au mont Thabor, il faut participer à cette Lumière, être transformé par elle dans une mesure plus grande ; l’homme entier, corps et âme, ayant été créé à l’image de Dieu, il faut aussi que notre corps devienne, selon l’expression de saint Paul, un corps spirituel. Notre fin dernière en effet n’est pas seulement une contemplation intellectuelle de Dieu : les bienheureux verront Dieu face à face dans la plénitude de leur nature créée.
« Souvent, dit encore saint Syméon le Nouveau Théologien, je voyais la Lumière ; parfois elle m’apparaissait à l’intérieur de moi-même, lorsque mon âme possédait la paix et le silence, ou bien alors elle ne paraissait que loin, et même elle se cachait tout à fait. J’éprouvais alors une affliction immense, croyant que jamais plus je ne la reverrais. Mais, dès que je commençais à verser des larmes, dès que je témoignais d’un complet détachement de tout, d’une absolue humilité et obéissance, la Lumière repassait à nouveau, pareille au soleil qui chasse l’épaisseur des nuages et qui se montre petit à petit, créant la joie. Lentement, Tu dissipas la ténèbre qui était en moi, Tu chassas la nuée qui me couvrait, Tu ouvris l’ouïe spirituelle, Tu purifias la prunelle des yeux de mon esprit (…). Et soudain, tu apparus comme un autre Soleil, ô ineffable condescendance divine » ( Syméon le Nouveau Théologien, Homélie XV, Sources Chrétiennes).
Pour celui qui acquiert l’amour, « les ténèbres se dissipent et la Lumière véritable paraît déjà », dit saint Jean (1 Jn 1, 8). La Lumière divine apparaît ici-bas dans le monde, dans le temps. Elle se révèle dans l’histoire mais elle n’est pas de ce monde, c’est le commencement de la parousie dans les âmes saintes, prémices de la manifestation finale lorsque Dieu apparaîtra dans Sa lumière inaccessible à tous ceux qui demeurent dans les ténèbres des passions, à ceux qui vivent attachés aux biens périssables. A ceux-là, ce jour apparaîtra soudain, inattendu, comme le feu que l’on ne peut supporter. Ceux par contre qui marchent dans la lumière ne connaîtront pas le Jour du Seigneur, car ils sont toujours avec Dieu, en Dieu.

La voie de la perfection

Pour atteindre ainsi cette perfection de l’illumination, il y a lieu de passer par trois renoncements, ainsi que le dit saint Paphnuce :
- l’abandon corporel de la richesse et de la possession des biens de ce monde.
- l’abandon des passions et des habitudes du passé, aussi bien de l’âme que du corps.
- enfin, il faut que la pensée s’écarte de toute chose visible et temporelle, et se consacre à la vision de l’invisible et de l’éternel.
Cet enseignement des trois renoncements, nous le trouvons de même chez saint Jean Climaque : « Personne, écrit-il, n’entrera au banquet nuptial céleste s’il n’a pas accompli le premier et le second et le troisième renoncement. Le premier est le renoncement de toutes choses, de toutes personnes, des parents mêmes ; le second est le renoncement à sa volonté propre ; et le troisième celui de la vaine gloire… » (Jean Climaque, Sermon, II, 14).

A ces trois renoncements correspondent trois croix et chaque renoncement est en fait l’acceptation d’une croix. Mais pour cela il faut agir avec la pleine connaissance de ses possibilités et l’expérience spirituelle suffisante. On ne peut accéder que par degrés aux hauteurs spirituelles, sinon on risque de retomber à nouveau sur terre. Pour préciser davantage, on dira que la première croix est extérieure, toute faite de tristesse et de malheurs qui viennent frapper l’homme dans sa vie terrestre ; la seconde croix est le combat intérieur contre les passions et les désirs ; la troisième est celle du total abandon en Dieu ; cette dernière croix est le fruit de la Grâce de l’Esprit Saint et dans sa forme la plus parfaite elle appartient uniquement à ceux qui ont atteint la vraie perfection.

LES TROIS PROMESSES DE LA VIE MONASTIQUE

A ces trois croix correspondent trois désirs, trois promesses que formule le moine.

1. Obéissance

L’obéissance est la base du monachisme. A son point de départ, elle se manifeste par des gestes très simples, mais, peu à peu, elle élève l’homme jusqu’à un monde que l’on ne peut pas humainement décrire. L’obéissance est un mystère révélé par l’Esprit Saint et de ce fait elle est de même mystère et vie dans l’Eglise.

A première vue, le renoncement à un choix libre ou à un jugement libre, que contient dans son exigence l’obéissance, semble s’opposer à la volonté même de Dieu qui a doté l’homme de liberté, semblable à la sienne.

Mais pour celui qui, par la foi, a fait l’expérience de l’enseignement de l’Eglise, l’obéissance apparaît comme un don indescriptible de Dieu. Le moine novice sera libéré du fardeau de ses soucis terrestres uniquement par l’obéissance : elle le conduira jusqu’à la « pureté en Dieu de la pensée ». Purifier donc sa pensée est un acte qui se réalise par l’obéissance. Aussi, conformément aux Pères, c’est l’obéissance qui, des trois promesses, doit retenir toute notre attention dans la vie du moine. Toutefois, c’est en se fondant les unes dans les autres que ces promesses – obéissance, célibat-chasteté, pauvreté – vont créer les circonstances indispensables pour atteindre le but final de l’ascèse : l’apatheia et la prière pure.

Pour saint Jean Climaque, « mère de la pureté est l’hésychia avec l’obéissance ; la libération des passions du corps qui est l’apanage de l’hésychia ne reste pas inébranlable lorsqu’elle entre en contact avec le monde ; au contraire, signe de l’obéissance, elle reste inébranlable à toute épreuve » (Jean Climaque, Discours 15, 33-35).

Mystère de l’Eglise, l’obéissance fait en sorte que les liens qui unissent le père spirituel et le moine revêtent un caractère sacré. Pour le novice, cette obéissance consiste à s’éduquer à la volonté de Dieu, pour qu’il entre dans la sphère de l’intention divine et devienne ainsi participant de la Vie divine. Pour le guide spirituel, elle est un moyen de progrès du novice par sa prière ; c’est en fin de compte la conduite même de la véritable liberté, sans laquelle il n’y a point de salut possible.

L’Ancien Païssios explique que le père spirituel, lorsqu’il reçoit un nouveau novice, ne peut à lui seul arriver à « canaliser l’eau dans le caniveau ». Aussi, dit-il, il est très important que le novice y mette aussi du sien en pratiquant une obéissance aveugle. Et il ajoute : « Pour que le problème de l’obéissance ne te pèse pas, il faut que tu saisisses le sens de l’obéissance pour le ressentir comme un besoin, et c’est alors seulement qu’elle te sauvera, car l’obéissance n’est pas un esclavage mais la liberté.

Lorsque donc tu auras compris que ton Ancien porte ta propre responsabilité et qu’il prend soin de ton salut et que tout ce qu’il fait dans ce sens c’est pour ton bien et non pour te persécuter, alors tu te réjouiras de l’entendre te dire : « Non point cela, ni cela », ou « viens ici, va là », parce que tu auras saisi que tout cela est pour ton bien, pour anticiper, grâce à son expérience ou à cause de ce qu’il a lui-même subi, tout mal qui pourrait te surprendre. Alors tu connaîtras la vraie joie quand tu obéiras ou que tu poseras diverses questions, et même avec force détails, pour ne pas en faire à ta tête ou pour éviter de tomber dans des gaffes ; il en sera de même aussi par souci d’agir avec délicatesse envers ton Ancien afin de ne point le fatiguer, tu te conformeras à ce que Dieu te demandera ; c’est de cette manière qu’intérieurement ton cœur deviendra obéissant.

Malheureusement, ce grand secret de l’obéissance ( qui est la vraie liberté ), le Malin, cet ennemi, le cache et il le présente au novice de façon tout à fait opposée. Ainsi il rend la vie difficile aussi bien au novice, qui alors se considère comme un esclave, qu’à l’Ancien, lequel ne peut plus le marteler, artisan qu’il est. Alors le novice considère que tous les instruments bienfaisants et tous les moyens qu’utilise à son endroit son Ancien, sont pour lui des supplices équivalents à ceux que subirent les martyrs du temps de Dioclétien, car c’est ainsi désormais qu’il voit son père spirituel.

Souvent aussi le novice les accepte avec joie mais alors il a la ferme conviction que Dieu le couronnera de deux couronnes, celle du bienheureux et celle du martyr. Cela n’a pas de sens ; c’est même une méthode très risible dont use à son endroit le Mauvais.

Comme il est bon pour le novice de saisir le sens de l’obéissance et ainsi de devenir un être libre ! Alors l’Ancien lui aussi peut travailler en toute liberté l’âme de son novice, et tous les deux se réjouissent et sont dans l’allégresse et ainsi, « là où deux ou trois sont réunis » (Mt 18, 10), là aussi est le Christ. Autrement, on peut se retrouver à deux ou trois avec au milieu d’eux le rusé !

« Durant tout le temps où tu seras mis à l’épreuve, écrit encore Païssios, s’il t’arrive de trouver quelque difficulté, humilie-toi devant ton Ancien et confie-lui ce qui te préoccupe. Et si cela recommence, à nouveau humilie-toi parce qu’il se pourrait qu’il ait oublié ou qu’il désire mesurer ton endurance. Et parallèlement, prie Dieu pour qu’Il te fortifie et qu’Il éclaire ton Ancien ».

Et ailleurs, il précise : « Les jeunes (novices) qui ne ressentent pas l’obéissance comme une nécessité afin d’être préservés des tentations par les conseils des Anciens, et qui au contraire agissent selon leur bon désir, seront rapidement blessés mortellement par l’ennemi et ils deviendront ses prisonniers parce que la liberté selon ce monde conduit à l’esclavage spirituel.

Tous ceux qui ont été capables de couper le fil de leur volonté propre ont aussi coupé avec une grande facilité les chaînes des passions et ont été libérés de la domination spirituelle de l’assassin (le Malin). Le moine qui n’en fait qu’à sa tête se laisse égarer » .

La plus grande réussite du Malin, c’est comment faire pour porter atteinte à la raison du novice ; de telle sorte qu’ensuite le novice finisse par s’écrouler de lui-même comme c’est la cas des coupoles lorsque l’on retire l’une des briques de son sommet.

« Ceux qui en toute simplicité confient leur être à leur père spirituel, ceux-là vont leur chemin avec sécurité et sans fatigue (car ils sont portés par les épaules de leur Ancien) et ils atteignent joyeusement le paradis . Par contre, les novices qui cherchent à éviter l’obéissance subissent le même sort que les jeunes veaux excités, qui tirent sur leur corde, tantôt de ce côté, tantôt de celui-là, jusqu’à ce qu’ils réussissent à déraciner le pieu auquel ils sont attachés ; ensuite ils sortent comme des fous des limites de leur prairie et si par hasard Dieu ne les préserve, s’il ne se trouve personne pour les retenir, ils courent tout droit à leur noyade » (Père Païssios).

« C’est pourquoi l’obéissance constitue le chapitre capital de la société monastique. Tout comme Dieu, qui est le Père de nous tous et qui nous permet de l’appeler Père, exige la discipline la plus rigoureuse auprès de ses serviteurs, ainsi, aussi, celui qui parmi les hommes est le père spirituel, et qui adapte les commandements aux lois de Dieu, exige une obéissance non controversée » (Basile le Grand, Règles ascétiques, ch.14).

Puisque donc un grand nombre embrasse la vie du célibat (entre dans les ordres monastique) alors que beaucoup de jeunes ne sont pas encore parfaits, il faut trouver un guide et un maître qui soit digne et capable de les conduire dans cette voie, afin qu’ils ne s’égarent pas dans leur ignorance. Car ainsi qu’il est dit par l’Ecclésiaste dans les saintes Ecritures : « Il vaut mieux être deux qu’un ; car l’un est vaincu plus facilement par l’ennemi qui veille sur les voies divines » (Qo 4, 9), et c’est vrai : « Malheur à celui qui est un, lorsqu’il chute, il n’y a personne pour le relever » [Grégoire de Nysse, ch.22 (de l’obéissance)].

« Si tu veux devenir un moine novice et pur, ne suis pas une voie personnelle de complaisance, mais soumets ton point de vue à ceux qui ont bêché et raboté la vigne divine pendant des années et avec labeur ; auprès d’eux tu apprendras plus facilement le travail de la vertu » [Isidore Koupcalis, Lettre 260 (à Luc le moine)].

« Si donc tu trouves, avec la grâce de Dieu, un maître d’œuvres bonnes (et tu en trouveras si tu cherches), conserve-le comme ton conseiller spirituel et n’agis pas en dehors de son avis. Car tout ce que tu feras en dehors de lui ressemblera à un vol et à un rapt des choses sacrées qui conduira, non pas à un bénéfice quelconque, mais à la mort, même si cela te paraît bon. Car si ce que tu fais est bon, pourquoi alors agir en cachette et non au grand jour ? » (Basile le Grand, Discours ascétique, § 2-4).

En un mot, par l’obéissance on acquiert l’Esprit Saint.

Le combat spirituel et ascétique du guide spirituel est plus lourd à mener que celui du novice à cause de sa grande responsabilité envers Dieu. Dans cette optique, le père spirituel s’efforcera non pas d’enlever à son disciple toute responsabilité, mais au contraire, de lui apprendre ce qu’est la vie chrétienne et la véritable liberté, qui se fixe pour objectif de vaincre toute passion. L’homme qui rend son frère esclave ou simplement fait affront à sa liberté, perd instantanément sa propre liberté parce qu’une telle manière d’agir est un éloignement de la vie divine de l’amour, à laquelle l’être humain est invité à participer.

Le moine, en se livrant lui-même de la sorte à l’esclavage volontaire, c'est-à-dire en surmontant son égoïsme, reçoit en échange la véritable liberté. Ainsi l’expérience de l’obéissance devient expérience de l’authentique liberté de Dieu en ce sens que l’homme surmonte en lui la scission profonde « des volontés en nous », conséquence de la chute originelle, alors qu’en Dieu, il n’y a qu’une seule volonté.

C’est pourquoi l’obéissance, en tant qu’acte religieux, ne pourra s’exercer que librement si elle veut se préserver toute valeur et toute signification, c'est-à-dire pour que l’homme quitte le cercle de sa volonté égocentrique et s’éloigne de la faiblesse de sa propre pensée.

Pour conclure ce premier point, nous dirons que l’obéissance se base essentiellement sur la recherche de la volonté divine. Le moine, conscient de son insuffisance à discerner directement la volonté de Dieu, s’en remet à son père spirituel, en tant que celui qui est plus capable que lui de ce discernement.

Le guide spirituel, quant à lui, ne tue pas la volonté de son disciple et ne le soumet pas à son bon vouloir, mais de façon responsable, il porte le lourd fardeau d’un service sacré, par lequel il participe à un acte divin, la création de l’homme ; toute nécessité de prendre des mesures disciplinaires ne peut que conduire la vie monastique à la décadence et à l’éloignement de son but essentiel.

C’est à saint Paul que nous devons la formation des mots obéissance et désobéissance avec une dimension nouvelle de mystère. (L’Antiquité classique ne connaît pas de sens précis à ces deux termes, qu’elle n’utilise pas, sauf une fois la LXX et une fois Platon ). « Comme par la désobéissance, écrit-il, d’un seul homme (Adam), beaucoup ont été rendus pécheurs, de même par l’obéissance d’un seul (le Christ), beaucoup seront rendus justes » (Ro 5, 19). En s’appuyant sur « le Christ obéissant jusqu’à la mort », saint Paul nous introduit dans une dimension plus profonde : celle de la réparation, de la réhabilitation qui est essentielle, pour nous faire comprendre pourquoi dans notre tradition monastique l’obéissance occupe une telle place. Car elle est la voie idéale pour le retour à Dieu, un retour total de l’homme libéré par la grâce.

2. Célibat-virginité

Le célibat, qui, en ce sens, appuie sur la notion de pureté, de virginité, en tant que vie à l’image de Jésus-Christ, est tellement peu accepté de nos jours par le monde moderne, qu’il est essentiel d’en souligner ici les fondements théologiques. L’expérience de l’Eglise a, en effet, démontré que le célibat, dans son aspect négatif ( à savoir la privation de toute fonction sexuelle ) ne nuit pas, dans la mesure où il est bien vécu, à la santé psychique et physique de l’homme, mais lui augmente cette santé et lui permet de se développer spirituellement.

Essayons tout d’abord de situer ensemble la question dans son contexte historique.

Avant le christianisme, le célibat, en général, était considéré comme un mal, aussi bien sur le plan religieux que social, parce que l’individu se dérobait à son devoir de perpétuer la race et s’opposait aux lois génétiques naturelles de l’homme. Mais cependant, dans toutes les sociétés, on trouve des tendances religieuses au célibat, comme C’est le cas des vestales à Rome ou des derviches musulmans.

Un exemple typique de l’attitude antique est celui d’Antigone de Sophocle qui exprime son effroi devant la nécessité imposée par son devoir et les dieux, de rester célibataire, vierge, tant il est vrai que les athéniens considéraient cela comme un crime. Les romains étaient encore plus sévères : les Leges Novae (Lex Julia et Papia) imposaient aux célibataires des lourdes charges, inconnues aux gens mariés.

Dans les saintes Ecritures, nous voyons dans la Genèse que Dieu crée la femme comme une aide pour l’homme et « les deux deviendront un en une seule chair » (Gn 2, 18-24), c'est-à-dire que Dieu, dans la Genèse, apparaît comme conduisant l’homme et la femme à leur union.

Quant au Seigneur Jésus, par sa présence à Cana il bénit les noces (Jn 2, 1-11), de sorte que la règle naturelle pour l’Ancien Testament est le mariage, le célibat apparaissant comme un phénomène rare ; nous trouvons cependant le cas du prophète Elie qui garde le célibat (1 R 1-17).

Le Nouveau Testament déjà nous rapporte plus de cas, mais ils constituent une petite minorité, comme par exemple la Vierge Marie, Jean-Baptiste, Jean l’Evangéliste et l’apôtre Paul.

Mais dans le Nouveau Testament se développe peu à peu l’enseignement du célibat. Le Seigneur d’abord dira que tout le monde n’est pas capable de cette résolution ; c’est seulement possible pour ceux à qui cela est donné (Mt 19, 11-12). Saint Paul ensuite qui en dégagera la valeur. Selon lui, le célibat est préférable au mariage. Le chrétien célibataire, à l’opposé du marié, pourra atteindre plus complètement la perfection, libéré de tous soucis matériels et uniquement accaparé par la vie spirituelle. Mais il avance aussi un autre argument : à cause de la persécution qui sévissait à son époque, il est plus facile au célibataire d’accepter le martyre (Cf. 1 Co 7, 1-7 et 25-35).

La condition du célibat est surtout décrite par le Seigneur en fonction du siècle à venir. Après la mort, les hommes vivent comme les anges, il n’y a plus mari ni femme (Lc 20, 34-36. Mt 20, 30. Mc 12, 15).

Dans l’Apocalypse, il est question des 144 000 vierges « qui ne se sont pas souillés avec des femmes » (Ap 14, 1-5). Il y a pour ce texte énigmatique deux exégèses possibles.

Soit il s’agit de célibataires qui sont restés vierges toute leur vie (Cf. Authos de Césarée, P.G. 106/684 ; André de Césarée, P.G. 106/344 ; Pr. Bratsiotis, Sur l’Apocalypse ). Ou bien c’est une exégèse allégorique du mot vierge qui est proposée, en ce sens que vierge est celui qui a vécu sur la terre en Christ et qui a fait de son âme l’épouse du Christ (Epoux), en dehors de toute considération de célibat ou de lien marital. Cette exégèse a été défendue comme philologiquement meilleure que la première et aussi parce qu’elle écarte l’opposition, dans le christianisme, qui pourrait naître entre le célibat et le mariage. Elle est conforme à l’explication des Pères de l’Eglise, comme c’est par exemple le cas chez saint Jean Chrysostome (Cf. Jean Chrysostome, P.G. 52/559, 402) et Clément d’Alexandrie (Cf. Clément d’Alexandrie, Stromates 7, 12), et elle se rapproche davantage de ce que sous-entend le Nouveau Testament à ce sujet ainsi que de l’enseignement de l’Eglise Orthodoxe en général.

Les Pères de l’Eglise, les auteurs ecclésiastiques et les théologiens ont exprimé divers avis sur la question. On peut dégager chez eux les points suivants :
- La condition de base pour le chrétien qui choisit le célibat est le choix de sa libre volonté et non pas parce qu’il est forcé de s’orienter dans cette voie.
- le dévouement total pour le Christ par la décision de se consacrer exclusivement à Lui. C’est pourquoi officiellement l’Eglise Orthodoxe enseigne qu’il y a deux voies pour atteindre la perfection : le célibat et le mariage, la première étant pour la gloire du Seigneur et la seconde réalisée en Christ.

Dans le Symposium des dix vierges, saint Méthode d’Olympe (311) nous résume le point de vue de l’Eglise des premiers siècles sur la virginité. Il se base sur l’exemple à imiter de Celui qui, étant Dieu, s’est manifesté dans la chair, ce qui nous renvoie à l’enseignement de l’Eglise sur le salut compris comme déification de l’homme.

Avec saint Méthode, le thème de la virginité connaît de nouvelles dimensions. Il est le premier à avoir pleinement traité du sujet, du fait qu’il rassemble tout ce qui fut exprimé avant lui et durant son époque. On peut résumer son œuvre de la sorte :

Dans le premier discours, l’auteur affirme que la virginité est le perfectionnement du progrès moral qu’a apporté à l’humanité le salut du Christ pour le monde ; en ce sens, elle couronne l’œuvre du Christ. Plus loin, dans le deuxième discours, il montre que l’union de l’homme et de la femme, telle qu’elle est d’abord présentée dans la Genèse, ne peut être comprise qu’en Christ et dans l’Eglise, ainsi que le rapporte saint Paul. Or, par son péché, l’homme qui a chuté a perdu le paradis ; cette chute lui a causé la corruption et la mort. De ce fait, la pureté virginale est le moyen par excellence pour réhabiliter l’immortalité perdue et pour avoir un espace vital dans la Jérusalem céleste. C’est pourquoi, selon les termes du quatrième discours, elle a sa place dans le Saint des Saints et elle est le degré le plus élevé de perfection que l’homme puisse atteindre sur terre. Les vierges pures deviennent donc les fiancées de l’Epoux et lui chantent l’hymne des 144 000 vierges de l’Apocalypse, et les fiancées du Logos sont semblables à la fiancée du Cantique parce qu’elles sont l’image parfaite de l’Eglise, la Fiancée parfaite, selon les thèmes respectifs des sixième et septièmes discours.

Les onze discours terminent avec un merveilleux cantique à la gloire du Christ, que chantent les vierges en l’honneur de leur divin Fiancé et de la Fiancée, l’Eglise.

Ainsi donc Dieu, malgré la chute, a conservé la pureté originelle et a permis que certains puissent directement s’unir au Ciel sans nécessairement passer par l’étape que la chute avait souillée, celle de l’union charnelle de l’homme et de la femme. Le Symposium des dix vierges présente la virginité comme une œuvre « exceptionnellement grande », comme un mystère de l’Eglise, au même titre que le mariage.

Virginité – chasteté

Ici, il y a lieu de distinguer entre virginité et chasteté car leur sens n’est pas précisément le même. Selon la tonsure monastique, ceux qui embrassent le monachisme après le mariage (ou après avoir connu des relations extra-conjugales) promettent la chasteté, c'est-à-dire le rejet de tout commerce sexuel ; mais ceux qui n’ont pas connu de relations avec un autre corps promettent la virginité.

La chasteté ne signifie pas uniquement la victoire sur la chair en général et donc la « victoire sur la nature », mais aussi l’obtention de la perfection dont l’expression sera la stabilité en Dieu avec toute sa pensée et tout son cœur. Dans sa forme la plus parfaite, l’exercice de la chasteté surmonte la perte irréparable de la virginité corporelle et réhabilite l’homme spirituellement, dans le rang de la virginité.

Les Pères de l’Eglise en effet considèrent la virginité comme un état surnaturel. Dans sa forme la plus parfaite, ils la considèrent comme la continuité ininterrompue dans l’amour de Dieu, en tant que réalisation du commandement du Christ d’aimer Dieu « de tout son cœur, de toute sa pensée, de toute son âme et de toute sa force ». A la lumière de ce critère, chaque transgression de la pensée et du cœur correspond à une sorte de « fornication spirituelle », c'est-à-dire à une transgression de l’amour.

Ne pas souiller son corps ne signifie pas encore être vierge . Saint Basile disait : « Je ne connais pas de femme et pourtant je ne suis pas vierge », car la virginité ne se limite pas seulement à la non-immixtion des corps. Il y a d’autres formes de corruption et de souillure, soit corporelle, soit en pensée. C’est pourquoi notre Eglise distingue trois degrés spirituels dans le cas présent :
- l’état surnaturel : celui des vierges et de la chasteté monastique
- l’état naturel : le mariage
- l’état contre-nature : toute autre forme de vie sexuelle.

Conclusion

Aussi il est important de rappeler que la virginité et la chasteté monastiques en tant que « vie de l’homme » selon l’image de l’homme parfait qu’est le Christ, ne peuvent en aucun cas se fonder sur le rejet de la vie sexuelle, sur le rejet du mariage ou sur le mépris de l’acte par lequel « l’homme vient au monde » (Jn 16, 21).

L’Eglise, en effet, a toujours condamné ceux qui recherchent la vie monastique pour fuir le mariage ou pour le ridiculiser (Cf. Canons Apostoliques, 51). C’est pourquoi la vocation monastique sera toujours éprouvée par les Pères, car vouloir atteindre le surnaturel sans le pouvoir est cause de chute dans ce qui est contre-nature.

Toutefois, il faut distinguer dans cette vocation plusieurs degrés. Quelques-uns reçoivent une telle abondance de grâce que leur pensée et leur corps sont particulièrement et nettement sensibles à leur sanctification ; ils atteignent la virginité parfaite, la continence totale dans leur vie charnelle, tant dans leurs actes naturels que dans leurs pensées, même jusque dans leur sommeil. Sur un degré inférieur, l’âme désire uniquement la chasteté ; la pensée tend à la pureté, refuse toute réflexion charnelle.

Il n’est pas possible cependant de donner une explication totalement logique à cet état de fait : lorsqu’une âme, par une expérience authentique, a connu la douceur de l’amour du Christ, elle se sent irrésistiblement attirée par Dieu à cause de la douceur de cet amour. Elle en est toujours assoiffée, en même temps qu’elle embrasse tout l’univers. La conséquence de cette situation est la séparation, sans combat pour ainsi dire naturel, des passions sensibles par lesquelles s’éteint l’amour de Dieu, de telle sorte que la pensée, contrairement à ce qui se passe dans une vie sexuelle, se dépouille par l’énergie de l’amour divin de toute image terrestre qui traumatise l’âme. Nous rejoignons ici ce que nous avons déjà rencontré avec la nécessité d’accéder à la prière pure, c'est-à-dire l’exigence de ne pas laisser son âme s’égarer dans tout ce qui n’élève pas jusqu’à Dieu.

Pour cette raison nous affirmons que l’ascèse orthodoxe ne s’en prend pas au corps mais « contre les esprits du Mal des régions célestes » (Ep 6, 12), contre les esprits déchus qui enchaînent l’homme à ses passions, faisant de lui un être totalement insensé et soumis, avec complaisance, aux plaisirs de la chair. Au contraire, un corps pur devient vase de l’Esprit, « temple de l’Esprit Saint qui est en nous » (1 Co 6, 19). La vie de la nature logique se fonde sur l’unité des deux volontés, des deux énergies, celle de Dieu et celle de l’homme. Dans ce sens, la virginité et la chasteté ne sont pas uniquement un don de la Grâce, mais aussi une conséquence d’un combat logique, raisonnable, qui se concrétise par un « exploit spirituel » dont le principe consiste à « ne pas déposer son esprit » et qui donne à l’homme, durant ses heures d’abandon, de se comporter comme si la grâce de Dieu ne l’avait jamais abandonné.

3- Pauvreté, abandon de toute possession

Cette troisième promesse fondamentale complète tout naturellement les deux autres, afin que le moine arrive à la prière pure et imite plus parfaitement le Christ qui n’avait pas où poser la tête (Cf. Mt 8, 20), car pour atteindre la prière pure, il faut nécessairement se détacher de toute attirance matérielle.

« Vois combien grande est la virginité ; quand elle s’accompagne de sa sœur la charité (dans le sens qu’on se détache des biens en les donnant aux autres qui sont dans le besoin) ; rien de ce qui fait les difficultés de la vie ne peut la surmonter ou la soumettre. C’est la raison pour laquelle ces folles n’ont pas pu entrer dans la chambre nuptiale : elles ne possédaient pas, avec leur virginité, la charité. Cette parole mérite grande attention car, alors qu’elles avaient vaincu le plaisir, elles ne se détachèrent pas de l’argent » (Jean Chrysostome, Discours pour les dix vierges)

« Comment, en étant vierge, toi qui a renoncé à la vie mondaine et t’es crucifié pour cela, tu es amoureux de l’argent ? Si tu avais désiré une femme, ton péché eût été moindre car tu aurais simplement désiré la matière qui t’est consubstantielle. Mais l’accusation qui est maintenant portée contre toi est plus grande car tu as désiré une matière qui t’est étrangère » (Ibid., §3).

Saint Basile dit que l’argent est un appât ennemi pour l’âme, père du péché et serviteur du diable. Aussi le moine ne doit pas se laisser surprendre sous prétexte qu’il rend service aux pauvres. C’est pourquoi, plutôt que de recevoir les dons que l’on destine aux pauvres, il est préférable qu’il indique directement à celui qui veut les lui confier qui est dans la nécessité. (Cf. Basile le Grand, Lettre 42 à Chilon et à son disciple).

L’insistance ici est particulièrement mise sur la nécessité de combattre la « passion de la possession », « l’amour des richesses et des biens ». En fait, le moine ne promet pas tellement de vivre dans la pauvreté, mais surtout de libérer son esprit du désir de possession, à tel point que le fait de ne pas posséder librement le conduit jusqu’à ne plus tenir compte de son propre corps. C’est alors qu’on peut vivre réellement la vie du Royaume.

Il ne faut pas non plus caricaturer les choses. Le combat pour la pauvreté signifie qu’il faut se limiter à ce qui est essentiel pour le maintien de la vie et chacun le réalise à sa mesure et selon les circonstances. Ainsi par exemple, l’homme d’aujourd’hui n’a plus de temps libre pour ne s’y être pas exercé, afin de se consacrer à la prière et à la recherche de la vision de Dieu. C’est pourquoi le sens véritable de la pauvreté chrétienne ne peut pas être saisi par le monde. Car rechercher la pauvreté peut aussi bien se tourner vers ce qui est matériel comme vers ce qui est spirituel.

Voici des exemples pour illustrer cela :
- les hommes trouvent dans la science les vraies richesses ; mais ils ne soupçonnent pas qu’il existe une autre connaissance, supérieure celle-là, qui donne une autre richesse, inestimable pour l’homme, incomparable.
- dans la société de consommation qui est la nôtre, on pousse à l’excès le confort matériel et on perd la possibilité d’acquérir un confort spirituel d’une autre dimension. Ainsi le dynamisme matériel, qui trône dans les esprits et dans les cœurs, finit par s’exprimer même dans des modes démoniaques, tant il est vrai que l’amour de la possession finit par chasser l’amour de Dieu et du prochain.

Les trois naissances

L’analyse, même succincte, de la signification des trois promesses fondamentales nous démontre donc qu’il est absurde de chercher à les discuter. C’est pourquoi nous rappellerons simplement l’enseignement des trois naissances que nous a laissé saint Grégoire de Nazianze et qui illustre bien ce que nous avons voulu expliquer ici : « Par la première naissance selon la chair et le sang, les hommes viennent sur la terre et manifestent aussitôt leur présence ; après cela, l’homme naît (deuxième naissance) de l’Esprit pur quand la lumière (d’en haut) illumine ceux qui ont été saisis par l’eau (baptême). La troisième naissance lave en nous par les larmes et les souffrances, l’image de Dieu noircie par le mal. La première naissance provient des parents, la seconde de Dieu ; mais pour ce qui est de la troisième, tu en es toi-même le père, en te manifestant dans le monde comme une lumière bienfaitrice » (Grégoire de Nazianze, P.G. 1458-9).

Cette troisième naissance est définitive. L’homme qui a reçu la grâce et connu, après la chute, la lumière de la vie divine, se consacre sans retour à la plénitude du bien par son combat lumineux et incessant.

« Cette transformation s’exprime dans le plus profond de son être, écrit le père Sophrony, par la nostalgie , la soif de Dieu, alors qu’en même temps il se sent insatisfait par tout ce qui est sur la terre » .

LE SENS DE LA VIE MONASTIQUE

La vie monastique trouve son sens véritable sur trois principes fondamentaux :

1. Elle est une vie intérieure, parce qu’elle est un événement à l’intérieur de l’esprit : l’expérience des saints et des mystiques est l’avènement de l’Esprit. Le moine donc cherche Dieu par-dessus tout ; il voit dans ce sens le monde « en Dieu ». L’homme qui reçoit par son acte de foi la révélation, amorce avec Dieu un dialogue liturgique générateur d’unité, à l’image du Christ dans lequel ont convergé, une fois pour toutes, l’expérience de l’homme par Dieu et celle de Dieu par l’homme : c’est cette réalité christique qui précède toute expérience religieuse, qui l’actualise en Christ – « vous êtes en Moi et je suis en vous » – et l’intériorise jusqu’à la proximité divine.

Cette vocation de vie monastique vient d’en haut. Les Pères ont distingué trois formes d’appel de la part de Dieu :
- l’appel direct : exemple de saint Antoine,
- l’appel indirect à travers les épreuves voulues par Dieu qui conduisent à cette vie,
- cette autre forme d’appel qui au départ, sans grand enthousiasme, prend corps dans la pensée et la raison de l’intéressé.

2. Elle est une vie de métanoïa : « J’oublie ce qui est en arrière, je m’élance vers ce qui est devant moi… » (Ph 3, 14). La vie monastique est un élan, une tension extrême et ne connaît pas d’arrêt, car dès l’instant où l’homme se considère avoir atteint la perfection, cela signifie au contraire qu’il n’en est rien : Dieu est la seule vérité dont on ne peut jamais se lasser. Le bonheur et la paix existent réellement en Dieu. La paix de Dieu est une paix dynamique et elle seule peut l’être ainsi. « Chercher donc Dieu », signifie le demander sans cesse. Aussi, le moine ne doit jamais s’arrêter sur sa perfection intérieure : « L’on ne peut tenir un homme pour un saint tant qu’il n’a pas rendu toute pure la terre de son corps » (Pseudo-Macaire, Homélies spirituelles).

Par ailleurs, il ne doit pas espérer voir dans ce moine de façon sensible les résultats concrets de ses efforts. C’est la raison pour laquelle souvent, le monde - puisque le moine ne désire rien pour lui, ni même la vertu, car il ne recherche que Dieu seul - jugera la vie de ce dernier comme non réussie et privée de valeurs combatives.

3. Elle est une vie de doxologie angélique. Le moine, en effet, qui voit Dieu ne peut pas s’arrêter de Lui rendre louange et gloire : dans ce sens, la vie monastique renouvelle l’esprit et augmente la connaissance. Voir le monde avec les yeux du Christ, en un mot, réaliser pleinement l’union du mystère du Christ dans l’eucharistie et du mystère du Christ dans le pauvre, voilà l’œuvre du moine.

Les moines ont donné au monde la vraie science : les hymnes liturgiques et leurs méthodes ascétiques qui conduisent directement jusqu’à Dieu. Dès ici-bas, la vie monastique sera un avant-goût de la vie future : le mystère du Christ est un mystère de mort et de résurrection. Le moine meurt à lui-même et au monde pour renaître en Christ et dans le monde de Dieu.

« Quand bien même nous ne sommes pas capables de nous conformer à l’exemple rigoureux des saints Pères d’Egypte, essayons cependant d’imiter les chameaux du désert : ils se contentent de peu tandis qu’ils ploient au contraire sous de lourdes charges ; leurs genoux sont pleins de callosités à force de s’agenouiller et tout en portant des fardeaux excessifs ils suivent avec humilité le petit âne qui les précède. Ils ont aussi pour règle ceci : ils n’oublient jamais leur bienfaiteur et lui expriment à tout moment leur reconnaissance » (Père Païssios, p.198).

Bilan de l’expérience du désert

La tâche du saint, au désert, est de taire ce qu’il a vu : « Sois comme les morts, ne juge personne et apprends à te taire » (Abba Macaire). Le seul enseignement certain des anachorètes est ce silence où, volontairement, ils se sont enfermés. C’est dire qu’il n’est pas commode de dégager le bilan de cette expérience, surtout lorsque l’on sait que le geronda ( ancien ) ou starets a enseigné beaucoup plus par son exemple que par sa parole ou ses écrits.

« Mourir au monde », but fondamental de l’ascèse au désert, signifie mourir en corps et en esprit. Le corps doit être mort, c'est-à-dire cesser de réagir normalement aux besoins de la chair ; il doit dominer la soif, la faim, la fatigue, le sommeil, cela afin d’atteindre l’apatheia.

Encore une fois, apatheia signifie littéralement « qui n’a plus de sensibilité ». Il s’agit d’un état physique qui conduit naturellement à un état identique de l’âme. Aussi l’insensibilité devient impassibilité.

« L’apatheia ne consiste pas à ne point éprouver les passions, mais à ne point les accueillir » (Calliste et Ignace Xanthopoulos, Centuries, in Philocalie).

C’est donc cet homme apathique que cherche à devenir l’ascète. Dans son Echelle, saint Jean Climaque situe le corps apathique à mi-chemin, en somme, de l’homme et de l’ange.

C’est uniquement par la possession d’un tel corps que l’on pourra parvenir au terme même de l’ascèse : l’hésychia. Tout comme l’apatheia, l’hésychia est un double état : un état de vie d’abord (tranquillité), et un état correspondant de l’âme. Elle est donc une disponibilité totale de l’âme, due au « silence du cœur et des pensées », une sorte d’inconscience de soi-même comme l’apatheia est une inconscience de son corps.
« Lorsque tu pries, ne te figure pas la Divinité en toi-même, ne laisse pas ton intelligence accepter l’empreinte d’une forme quelconque ; tiens-toi en immatériel devant l’Immatériel et tu comprendras » (Evagre le Pontique, De la prière)

Alors l’ascète comprendra que « lorsque l’intellect aura déposé le vieil homme et que la prière l’aura revêtu de l’homme nouveau, il verra son état, au moment de la prière, pareil à un saphir et à la couleur du ciel. C’est ce que les anciens auxquels il se manifesta sur la montagne ont appelé le lieu de Dieu » (Ibid.).

Dans une telle expérience, le merveilleux, le surnaturel, les anges et les démons n’ont plus de place. Ce qui compte avant tout, c’est de purifier le cœur et la pensée, d’en bannir toute imagination et non de se livrer à l’imagination en s’abandonnant aux visions et aux effusions équivoques qu’elle entraîne.

Mais l’ascèse a aussi ses paradoxes : si l’on meurt au monde, pourquoi alors le redouter ou le désirer ? C’est toute l’évolution du sens de cette fuite qui, en se purifiant, achèvera ce cycle prodigieux né avec le dégoût du monde, poursuivi avec l’amour de la solitude et qui trouve sa fin dans l’extinction de tous les sentiments liés à ce monde.

« Les plus grands et les meilleurs riches de ce monde sont précisément ceux qui ne possèdent plus de liens matériels et qui sont archi pauvres, tout comme ils sont archi pauvres de passions. Ils ne possèdent rien d’inutile, ni en eux-mêmes ni en dehors d’eux-mêmes. Tout simplement ils possèdent seulement Dieu et ils sont continuellement joyeusement plongés dans la vie paradisiaque dès ici-bas, car là où se trouve Dieu, là aussi se trouve le paradis » (Père Païssios).

Autrement dit, là où il n’y a plus de place pour la consolation des hommes, là attend Dieu et sa présence inonde de joie infinie le cœur devenu trop petit pour le contenir, de celui qui par sa prière pure a fait du saint Nom de Jésus le centre et l’axe de tout son être.

La prière perpétuelle devient ainsi un état constant. L’homme se voit léger, détaché de la pesanteur terrestre, détaché de son ego. Le monde où vit l’ascète est le monde de Dieu, étonnamment vivant, car il est le monde des crucifiés, des ressuscités, un face à face étendu à l’éternité quand « Dieu vient dans l’âme et l’âme émigre en Dieu ».

Tallinn, le 8 mai 2006

+STEPHANOS,
Métropolite de Tallinn et de toute l’Estonie.

Ce texte a été publié par les éditions du Monastère de la Dormition de la Mère de Dieu à 05140 La Faurie (France). On peut le commander par téléphone au +33(0)4.92.58.05.84 ou par mail à l'adresse suivante dormition@wanadoo.fr

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