LA 
                            FUGUE 
                          
                             
                            C'est un mercredi, vers dix heures du matin. Ludo 
                            est allongé sur son lit et regarde l'ombre 
                            et la lumière jouer à cache-cache sur 
                            le plafond de sa chambre.
                          
                            Sa toilette est vite expédiée. Il remplit 
                            rapidement un sac avec quelques vêtements et 
                            ferme la porte de la chambre derrière lui. 
                            Il connaît la cachette. C'est un pot avec des 
                            fleurs en plastique plantées dedans. Par chance 
                            pour lui, il est rempli de billets. Consciencieusement, 
                            il les plie et les met, un peu dans sa poche, beaucoup 
                            dans son sac.
                           
                            
                            Puis, déterminé, Ludo sort de l'appartement, 
                            claque la porte derrière lui, descend les escaliers 
                            quatre à quatre et débouche en courant 
                            dans l'immense avenue bordée d'immeubles. Le 
                            soleil est si fort qu'il cligne des yeux et porte 
                            sa main sur le front en guise de visière.
                          
                            Son pas est rapide, mais sans précipitation. 
                            Sa décision est prise. Il quitte la maison. 
                            Le monde est vaste. C'est le soulagement dans son 
                            cur. Les disputes continuelles entre ses parents, 
                            l'alcoolisme de son père et la passivité 
                            de sa mère ont fini par user son amour pour 
                            eux. Ludo est devenu fermé, froid et silencieux. 
                            Il arrive maintenant au sommet de la petite colline. 
                            La gare est proche. Il achète un billet pour...le 
                            plus loin possible, et monte dans le train.
                          
                            Il voit avec désagrément deux militaires 
                            entrer dans son compartiment. Ils sentent l'alcool 
                            et rient bruyamment. Au bout d'un moment, ils se mettent 
                            à le chahuter, à le bousculer. Il a 
                            peur. Le train ralentit et entre dans une petite gare. 
                            Il se lève comme pour descendre et prend son 
                            sac. Alors les deux militaires se précipitent 
                            sur lui. Un coup de poing et il s'effondre 
 
                            plus rien que le noir.
                          
                            Quand Ludo ouvre les yeux, il voit un visage penché 
                            sur lui. Il entend "reviens à toi garçon 
                            !". La voix est douce et ferme. Deux bras le 
                            relèvent et l'assoient sur la banquette du 
                            compartiment.
                            -Voilà, c'est mieux comme cela mon garçon 
                            !
                            Ludo hoche de la tête, son menton lui fait mal, 
                            sa mâchoire aussi.    
                            - Alors comme ça tu as quitté ta maison. 
                            L'air y était irrespirable pour toi !
                            Son étonnement est si grand que même 
                            sa douleur s'efface. Sa mimique doit être éloquente 
                            et l'homme, en face de lui, esquisse un large sourire. 
                            - Comment vous savez ça, vous !
                            - Je le sais, dit l'homme en riant. Puis il reprit. 
                            La fuite est l'arme des gazelles la plus efficace 
                            contre la voracité des lions. Il est important 
                            de savoir ce que l'on fuit. Et ça tu le sais. 
                            Mais il est essentiel de savoir vers quoi ou vers 
                            qui on fuit. Et ça le sais-tu ?
                            Ludo grimace, excédé par ce qu'il prend 
                            pour une leçon !
                            - Qu'est-ce que tu crois ! 
 Que tu es le premier 
                            à fuguer ! 
 Que tu es le seul dans ton 
                            cas ! Moi-même à l'âge de douze 
                            ans j'ai faussé compagnie à mes parents. 
                            Ils ont mis trois jours à me retrouver. Je 
                            me souviens encore des paroles de ma mère : 
                            "mon enfant, pourquoi nous as-tu fait cela ? 
                            Vois ! Ton père et moi te cherchons angoissés". 
                            (Lc 2, 48)
                            Ludo leva les yeux soudain intéressé 
                            par les paroles de cet homme.
                            L'homme se leva et tendit un sac à Ludo.
                            - Il semble que les militaires ont oublié quelque 
                            chose qui t'appartient. Au revoir garçon, et 
                            pour que tu puisses vivre la suite de ta vie
il 
                            est avantageux pour toi que je m'en aille !
                                
                                  Michel ROSSI
                                  (D'après : Genèse 12, 1 ; Luc 
                                  2, 41-50 ; Jn 16, 7)
                                
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